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  • : le blog yossarian
  • : Grand lecteur de romans noirs, de science-fiction et d'autres trucs bizarres qui me tombent sous la main
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12 avril 2013 5 12 /04 /avril /2013 16:05

     Knockemstiff.

     Le nom claque sec comme un coup de cravache.

     Dans cette bourgade typique de l'Amérique profonde, perdue au fin fond de l'Ohio, dans un coin paumé où même Dieu ne retrouverait pas son trou du cul, on sait ce qu'il en coûte de vivre. Alors, on boit un coup pour oublier. À vrai dire, on passe son temps à boire, quand on ne cogne pas sur ses voisins, sur ses enfants, sur sa femme et sur le type passant par hasard (rayez les mentions inutiles ou pas). Sans parler des diverses substances stupéfiantes circulant illégalement et dont la liste filerait dare-dare une grippe intestinale à une armoire à pharmacie.

     Le samedi soir, on y fréquente le drive-in en famille, la bouteille à portée de main, le poing prêt à cogner. La jeunesse y tue le temps en cuvant son alcool ou son bad trip. À l'occasion, tout cela se termine sur la banquette arrière crasseuse d'une voiture à jouer à la bête à deux dos.

     Résumer l'ouvrage de Donald Ray Pollock reviendrait à dresser une longue liste de faits sordides. Le quotidien des habitants du Val, un ramassis d'hillbillies, autrement dit de ploucs, consanguins, alcooliques et violents...

 

     Passé inaperçu lors de sa parution en France, Knockemstiff rappelle aux éventuels étourdis que la réalité est bien souvent plus tordue que la fiction.

     Avec ce recueil, je découvre Donald Ray Pollock, nouvelle voix de la littérature américaine, dont le roman Le Diable, tout le temps a fait depuis quelque peu sensation dans les milieux bien informés. Un prolo comme l'Amérique en compte de nombreux, ce qui ne l'a pas empêché d'étudier, puis de prendre la plume.

 

     En lisant Pollock, j'ai immédiatement pensé à l'univers de Daniel Woodrell. Puis les noms de Éric Miles Williamson et de Chuck Palahniuk me sont venus à l'esprit. Williamson pour la gouaille et le style ravageur. Le festival de la couille (Stranger than Fiction) de Palahniuk pour la collection de tarés dont on suit les turpitudes authentiques. On a connu pire comme parallèle...

     En rassemblant cette collection d'instantanées, Donald Ray Pollock n'invente rien. Il témoigne de souvenirs, de faits sans doute réels, ou du moins auxquels il a assisté. De cette succession de courts récits, narré à hauteur d'hommes, mais du genre fin de race déjantée, il tire un portrait de l'Amérique des white trash. Il en dessine les contours, une géographie intime très éloignée des réussites du rêve américain, et pourtant pas moins emblématique de ce pays.

     Sûr que l'étape vaut le détour.

 

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Knockemstiff de Donald Ray Pollock (Knockemstiff, 2008) – Éditions Libretto, 2013 (Réédition traduite de l'anglais [États-Unis] par Philippe Garnier)

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5 avril 2013 5 05 /04 /avril /2013 16:09

     Objet d'étude tout autant que citadelle mémorielle, la Résistance reste en France un enjeu disputé et discuté. Un terrain propice aux manipulations partisanes, faute d'être devenue, comme dans certains pays, une autorité morale, au-dessus des partis, amenée à jouer un rôle d'arbitre.

     Dans son essai, Olivier Wiewiorka propose une éclairante synthèse sur l'armée des ombres. D'une plume agréable et lisible, il fait ainsi œuvre de vulgarisateur rendant limpide pour le plus grand nombre un sujet dont on n'a pas encore fini d'épuiser la matière.

 

     Dans un préambule clair, l'historien rappelle que le propos de son livre porte sur la Résistance-organisation et non sur la Résistance-mouvement. Il laisse volontairement de côté les mouvements d'humeur et autres actes individuels dictés par les circonstances, les aléas du quotidien et les états d'âme d'une population tiraillée entre sa décence commune, la pression de Vichy et les forces d'occupation.

 

     Issue avant tout de la société civile, la Résistance doit son existence à bien peu. Des actions individuelles, ponctuelles, dont la somme finit par dessiner la cartographie des premiers réseaux.

     Après la défaite et l'armistice, les divers corps constitués pointent en effet aux abonnés absents. Partis politiques comme syndicats s'effacent, quand ils ne sont pas simplement interdits par Vichy, emportés par la débâcle et la chute de la République.

     Dans ce désert politique, le maréchal Pétain et son gouvernement s'imposent sans guère de résistance... Ni l'attitude ambiguë des communistes, empêtrés dans le pacte de non agression et une stratégie de lutte des classes, ni la faible audience du général De Gaulle, dont les positions ne sont pas claires, du moins au départ, ne semblent constituer un pôle d'opposition à l'hypothèque vichyste.

 

     Dans ce contexte, la Résistance apparaît bien comme l'œuvre d'une minorité. Une minorité divisée, fractionnée en groupuscules aux moyens et aux capacités limitées. On ne s'improvise pas résistant, surtout sans connaissances pratiques, de celles utiles pour mener la guerre secrète.

     Les apprentis résistants se cantonnent donc, sauf exception, à la propagande. Ils opposent à la désinformation de Vichy une autre voix, un autre choix. Et ils espèrent éviter le basculement de la population dans le camp de l'innommable, celui de la xénophobie, de l'antisémitisme et de l'idéologie fasciste.

 

     La Résistance apparaît d'emblée comme un choix personnel dicté pour des raisons très différentes. Il en ressort un pluralisme des réseaux où l'homme de gauche et l'humaniste progressiste peuvent croiser la route du catholique fervent, voire de l'ancien militant de l'Action française. Et je ne parle même pas du cas des vichysto-résistants.

     Il en résulte un antagonisme parfois féroce entre les mouvements, antagonisme dont Jean Moulin fera l'expérience et les frais durant sa mission. À ce propos, la formation du CNR relève bien d'une négociation âpre entre les différentes composantes de la Résistance. Et si les mouvements intérieurs obtiennent des garanties – le fameux programme de la Résistance – et des armes, ils sont obligés d'accepter le retour des partis et syndicats, et doivent s'accommoder des manigances du parti communiste, sans cesse en situation de double jeu. Du reste, les gaullistes ne paraissent pas moins manipulateurs. 

     Bref, on est loin de la belle unanimité prévalant autour du mythe de la Résistance, au lendemain de la guerre.

 

     L'essai d'Olivier Wiewiorka a également le mérite de faire le point sur le rôle de la Résistance dans la victoire. Contrairement aux idées reçues, les mouvements intérieurs n'ont pas été cette épine dans le pied des Allemands, du moins pas autant qu'en URSS ou en Yougoslavie où manœuvrent des armées de partisans. Il semble même que le rôle des maquis ait été tout à fait négligeable en France. Mal armés, et pour cause puisque les alliés comme De Gaulle se montraient très méfiants vis-à-vis de ces foyers d'insurrection, les maquis n'ont jamais constitué une menace ni pour l'occupant, ni pour Vichy.

     L'instauration du STO n'a pas été davantage un réservoir de combattants pour la Résistance, beaucoup de réfractaires optant pour la planque. De toute façon, les maquis auraient été bien en mal d'accueillir, de nourrir, d'équiper et de former au combat cette masse humaine.

     À vrai dire, le véritable apport de la Résistance a été celui du renseignement. Source d'information essentielle pour connaître le mouvement des troupes et les travaux réalisés par les Allemands, les réseaux ont joué leur rôle aussi au moment du débarquement et de la Libération de la France. Les actes de sabotages ont aidé les alliés, ralentissant les renforts allemands sans toutefois empêcher les durs combats de la bataille de Normandie.

     L'armée de l'ombre a eu sa part dans la libération de régions entières, comme par exemple les Alpes. Cependant, en l'absence de ces organisations, les alliés auraient quand même triomphé et reconquis l'Hexagone. Comme on le voit, il faut se garder des généralisations et jouer de la nuance avec constance. Un exercice délicat.

     S'il faut mettre la pédale douce sur l'action militaire, force est de reconnaître les mérites de la Résistance-organisation au moment de la Libération. L'existence du gouvernement de la France libre et des mouvements intérieurs a sans doute évité un phénomène de guerre civile dont l'épuration apparaît comme un épiphénomène.

 

     Au final, l'Histoire de la Résistance d'Olivier Wiewiorka apparaît comme un ouvrage indispensable. Une mise au point salutaire sur un événement incontournable de l'Histoire de France.

     Pour autant, on reste frustré par la brièveté de son étude de la mémoire de la Résistance. Quelques titres, quelques œuvres et quelques controverses, vite évoqués au détour d'un chapitre. Il faut se contenter du strict minimum. Dommage... Mais, il n'entrait sans doute pas dans le projet de l'historien de revenir sur cet aspect du sujet.

 

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Histoire de la Résistance de Olivier Wiewiorka – Éditions Perrin – février 2013

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29 mars 2013 5 29 /03 /mars /2013 17:52

     Amateur de Jean-Patrick Manchette, j'ai un peu de mal à trouver ma came parmi les auteurs français. J'avoue que les têtes de gondole actuelles ont surtout le malheur de me faire fuir. Entre les thrillers haletants dont les pages se tournent toutes seules, d'ailleurs sans moi, et les néo-polars abonnés à la bonne conscience de gauche (faîtes ce qu'on vous dit, pas ce que l'on fait), le choix n'est guère étendu.

     Certes, on trouve encore de quoi picorer chez Manotti, à petite dose, DOA ou Jérôme Leroy, toutefois pour le reste, c'est morne plaine...

     Même Barouk Salamé, pourtant chaudement recommandé dans les milieux bien informés (formule creuse homologuée n°3), m'a laissé perplexe par la profusion de ses clichés.

     Je me languissais dans mon coin du web lorsque La Politique du tumulte m'est tombé dessus, entre les mains devrai-je plutôt affirmer, comme une révélation dans le désert (je manie la métaphore lourde, si je veux). Bref, j'ai enfin retrouvé le plaisir de lire un roman noir français.

 

     Pas facile de résumer l'histoire de François Médéline. L'auteur élabore un récit dont les méandres sinueux nous plongent dans les eaux saumâtres de la Ve République sur près de vingt années. Cependant, l'exercice n'est pas insurmontable, contrairement aux avis proclamant ici et là que l'intrigue de l'auteur lyonnais était difficile à suivre. Faut croire que la lecture de thriller finit par attaquer le cerveau.

     Nous sommes dans les années 1990. Le règne de François Mitterrand tire sur sa fin. En coulisse, les successeurs potentiels fourbissent leurs armes. Coups bas et coups fourrés s'apprêtent à achever l'amitié de trente ans de deux grands fauves. Les seconds couteaux s'agitent, excités par l'odeur du sang.

     Un scandale sexuel éclate menaçant de faire resurgir au grand jour des manipulations passées. La pègre lyonnaise semblent tremper dans l'affaire et des prostituées sont retrouvées mortes, victimes d'overdoses survenues à point nommé. Une tempête médiatico-politique bienvenue, balayant les positions des uns pour le plus grand profit des autres. À moins qu'un tumulte de plus grande ampleur ne vienne étouffer le précédent...

     Au cœur de ce dispositif, on trouve Secondi. Cet ancien d'Algérie, expert en barbouzeries, est un habitué des officines secrètes. Affilié à la DST et aux zones grises de la politique, il a des accointances avec certaines personnalités publiques dont il tait bien entendu l'identité exacte, usant de surnoms à leur place. Dépourvu de tout état d'âme, calculateur, solitaire, il apparaît comme un instrument efficace du pouvoir.

     En parallèle aux manigances de la barbouze, Léa Bruni incarne l'image de l'innocence et de la pureté. La jeune femme mène une enquête plus personnelle sur la mort mystérieuse de sa mère pendant son enfance. Malgré les manœuvres de sa famille adoptive, Léa commence à reconstituer les circonstances du décès de sa génitrice. Ce faisant, elle fait émerger des noms, des relations et des événements passés quelque peu sordides. Les secrets de famille sont rarement reluisants, mais ici ils sont de surcroît nauséabonds.

     En compagnie de Manu, un proxénète cocaïnomane, elle remonte jusqu'à une affaire judiciaire ayant jadis soulevée l'émotion de la France entière.

 

     À la fois sarcastique, violent et dépourvu de toute naïveté, La Politique du tumulte s'avère un roman addictif. Entre Rhône et Saône, via la Corse, François Médéline mêle la fiction à une certaine dose de réalité, entraînant le lecteur au cœur du mensonge d'État. Il retrace vingt années d'histoire politique de la Ve République, via ses coulisses, décrivant les pratiques et mœurs du pouvoir d'une manière qui n'est pas sans rappeler James Ellroy ou Jean-Patrick Manchette. Un envers du décor parsemé de chausse-trappes, de pièges à loups, où partouzes et relations avec la pègre ne semblent choquer guère de monde.

     Il échafaude une intrigue complexe, morcelée entre différents points de vue, réveillant les échos de scandales politico-judiaires passés – affaires Alègre et Ranucci – pour donner corps à une chronique désenchantée de notre époque.

     Porté par trois personnages magnifiques, Secondi et le duo Léa-Manu, La Politique du tumulte se distingue également par de formidables seconds rôles. Des policiers besogneux, manipulés de bout en bout, au juge obligé d'en rabattre, en passant par le travelo péruvien et le présentateur d'une chaîne cryptée bien connue pour son impertinence factice, François Médéline fait montre d'une maîtrise forçant l'admiration.

 

     Bref, je me trouve maintenant très impatient de suivre ce jeune auteur, pour ne pas dire haletant...

 

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La Politique du tumulte de François Médéline – La Manufacture de livres, septembre 2012

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22 mars 2013 5 22 /03 /mars /2013 18:44

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     Entre Red Beach et West Lagoon, Vermilion Sands se détache tel un mirage sur fond de mer ensablée. Lieu de villégiature estivale d'une colonie de riches oisifs, la station balnéaire semble émerger des œuvres conjointes de Salvador Dali et de Frank Lloyd Wright. Comme un rêve éveillé marqué par diverses névroses et une lassitude balnéaire provoquée par des bains de soleil répétés. Un tropisme propice à toutes les déviances et expérimentations artistiques évoluant au gré des fantasmes et de la fortune de ses habitants.

 

     Dans ce creuset où l'extraordinaire paraît banal et l'ordinaire se teinte d'excentricité, il n'est pas rare de croiser des sculpteurs de nuages à l'œuvre sur le bord de l'autoroute, en quête d'un éventuel mécène, ou d'entendre les chants stridents, quasi-hypnotiques, des sculptures soniques proliférant comme du chiendent dans les récifs de sable.

     Pour peu que le porte-monnaie suive, on peut y acquérir des fleurs douées pour l'art lyrique et les caprices ou une garde-robe complète confectionnée en biotextile dont l'étoffe vivante chatoie sans cesse au point d'ouvrir les portes de la perception.

     Et si l'on souhaite s'enraciner pour un temps, pas de problème. Les demeures à louer abondent, restituant sans rechigner l'humeur changeante de leurs occupants. Un must !

Riches veuves ou héritières, magnats du cinéma et vedettes du septième art, artistes maudits et célébrités adulées par les galeristes, tous ne s'y sont pas trompés. Vermilion Sands est le lieu où il faut se rendre, où il faut être vu.

     À la condition de prendre garde aux raies volantes, omniprésentes, dont le fourreau cache un dard venimeux redoutable. À la condition de ne pas succomber aux illusions tissées par quelque femme fatale, à la dérive, ou aux obsessions des dilettantes opulents hantant les lieux.

 

     En dix nouvelles, J.G. Ballard dresse le portrait d'un futur chimérique correspondant à une banlieue exotique de son esprit. Un paysage intérieur empruntant à la fois au rêve, teinté de cauchemar, et à la dramaturgie antique. Une sorte de restitution picturale, symbolique, de son imagination. L'union de Psyché, Éros et Thanatos.

     Car Vermilion Sands apparaît bien comme un décor dont l'apparence idyllique masque une nature plus anxiogène. Un décor dont les ors se ternissent et les couleurs gaies se craquèlent. Le reflet d'une période faste en train de s'achever. Une pantomime où les relations d'amitié s'avèrent superficielles et sans lendemain, où l'amour tient davantage de la prédation que de la communion.

 

     Privé de sa volonté, on se laisse porter par les vagabondages des personnages, happé par les dangereuses visions d'un auteur en proie à un spleen contagieux. Et l'on arrive, sans vraiment en comprendre le cheminement, à la seule conclusion possible. Ne pas lire Vermilion Sands serait une faute impardonnable.

 

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Vermilion Sands de J. G. Ballard – Réédition Tristram, collection « Souple », janvier 2013 (édition augmentée établie par Bernard Sigaud)

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15 mars 2013 5 15 /03 /mars /2013 18:32

     Les éditions ActuSF continuent à souffler le chaud et le froid, alternant inédit et réédition. Si Le Dernier chant d'Orphée m'avait plutôt plu, la novella de Nancy Kress a refroidi un tantinet mon exaltation. La faute à un traitement un peu nunuche et à l'amateurisme de cette réédition, mais de cela l'auteur n'est pas responsable.

     Pourtant, l'histoire n'était pas complètement désagréable et sa dimension science-fictive apparaissait même très stimulante. J'avoue d'ailleurs avoir beaucoup phosphoré en la lisant. Mais au final, je suis quand même déçu. Comme on dit, tout est foutu !

 

     L'une rêve, l'autre pas ne relève pas de la catégorie des perdreaux de l'année. Cette novella de 1991 a déjà fait l'objet d'une parution dans l'anthologie Futurs qui craignent, septième volume de la série d'ouvrages consacrés aux meilleures nouvelles parues dans Isaac Asimov Science Fiction Magazine.

     Commençons par ce qui fâche vraiment : le prix. 12 euros pour un petit livre ne bénéficiant d'aucune plus-value, si ce n'est une interview complètement anecdotique, ça fait cher...

     À titre de comparaison, la collection « Dyschroniques » qui œuvre sur un créneau similaire (réédition de classiques et format poche et assimilé), propose au lecteur un petit paratexte et profite d'une relecture plus soignée, faisant manifestement défaut chez ActuSF.

     Pourtant, la traduction aurait mérité un bon coup de peigne, histoire de gommer quelques incongruités (les « Concorde III » et autre « modem » en guise de connexion Internet). La relecture aurait permis aussi d'éliminer les lourdeurs stylistiques pénibles, du genre page 47 un irritant « tandis qu'une famille de 2019 vivait avec de l'énergie bon marché et la foi en le contrat en tant que fondement de la civilisation. »).

     Le mieux est l'ennemi du bien, pourtant ici il n'aurait pas été de trop...

 

     <<3615 mylife>>

     Je confesse n'être pas un grand fan de Nancy Kress. Son « Cycle de la Probabilité » m'est tombé des mains au bout du deuxième tome. La faute à un abus de clichés et à un récit passablement niais. Séduit par sa nouvelle au sommaire du recueil Utopiales 2012, je me suis toutefois dit que la dame méritait une seconde chance, ses textes courts étant peut-être davantage dignes d'intérêt, ce qui est souvent le cas en SF.

     <<3615 mylife>>

 

     Si les prémices de Lune rêve, l'autre pas semblent engageantes, l'histoire l'est hélas beaucoup moins. Nancy Kress avance des idées stimulantes, mais leur traitement peine à convaincre. C'est mièvre, mou et d'une consistance n'ayant rien à envier à un plat de jelly. Fort heureusement, les spéculations techno-scientifiques de l'auteur et leurs conséquences sociétales et intimes atténuent cette première impression.

     Avec L'une rêve, l'autre pas,Nancy Kress imagine une sorte de méritocratie individuelle dans un futur où l'énergie ne pose plus problème. Exit les vieux systèmes, sociale-démocratie et communisme, tous deux jugés trop coercitifs. À la place, certains préconisent le Yagaisme, philosophie économique se fondant sur « le contrat », sorte d'échange inter-mutuel entre individus égaux.

« La valeur d'un homme pour la société et pour lui-même ne repose pas sur ce qu'il croit que les autres gens devraient faire, être ou ressentir, mais sur lui-même. Sur ce qu'il peut vraiment faire et bien faire. Les gens échangent leur savoir-faire, et tout le monde en bénéficie. »

     Un propos dont la teneur n'est pas sans évoquer quelque peu la manière de penser du courant libertarien.

 

     Avec une telle philosophie se pose bien sûr la question de l'échange inégalitaire. En effet, tout le monde n'est pas pourvu du même potentiel malgré les efforts fournis. Que devient la personne faible ou incapable d'échanger avec l'autre, du moins d'échanger quelque chose d'une valeur comparable ? En ce cas, jusqu'où peut aller la générosité d'autrui ?

     À ces questions éthiques, Nancy Kress répond via l'histoire des jumelles Camden. Filles du financier Roger Camden, vedette du Wall Street Journal, les deux sœurs ne jouissent pas du même statut.

     Préférée de son géniteur, Leisha est née des œuvres conjointe de la nature et de la génétique. Elle est une enfant à la « carte », programmée pour être belle, intelligence et pourvue d'une modification des gènes rendant le sommeil superflu. En fait Leisha ne dort jamais, mettant ainsi à profit le temps libérée par cette inactivité fâcheuse pour travailler davantage.

     Pour sa part, Alice est un accident. Un ovule naturel fécondé par hasard au cours de la même opération d'implantation et, par voie de conséquence, dévalorisée aux yeux de son père et à ses propres yeux.

     Leisha (la Non-Dormeuse) et Alice (la Dormeuse) bénéficient cependant de la même éducation, mais l'attention de Roger Camben se porte surtout sur Leisha. Un processus n'étant pas sans générer frustration, traumatisme et quelques frictions dans la famille.

 

     Sur cette trame familiale et intime, Nancy Kress greffe une intrigue de nature plus générale. Leisha est en effet loin d'être unique. Elle appartient à un groupe d'enfants pourvus de la même capacité génétique. Si leur particularité ne suscite au départ qu'un peu de curiosité, en grandissant elle provoque l'inquiétude. Les Non-Dormeurs commencent à donner leur pleine mesure, provoquant de l'incompréhension et de la jalousie. Et lorsque l'on découvre qu'ils peuvent transmettre leur singularité à leur descendance, donnant ainsi naissance à une nouvelle souche humaine qui jouit de surcroît d'une sorte d'immortalité, les événements se gâtent. La peur s'empare des hommes donnant libre cours aux habituels réflexes de violence. La ségrégation se développe dans certains États et les premiers Non-Dormeurs subissent les mauvais traitements de leurs parents.

 

     Mais tout ceci est à peine esquissé, faute de place. Et, je n'ai pu m'empêcher, en refermant le livre, de trouver L'une rêve, l'autre pas inabouti.

     Quand on sait que cette novella a été ensuite déclinée sur trois romans et une novelette (le cycle « Sleepless »), on se doute que Nancy Kress elle-même a considéré que le sujet n'était pas épuisé.

     Personnellement, je ne suis pas sûr d'avoir envie de creuser le sujet en anglais...

 

rêve l'autre pas

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'une rêve, l'autre pas (Beggars in Spain, 1991) de Nancy Kress – Éditions ActuSF, collection Perle d'épice, 2012 (réédition traduit de l'anglais [États-Unis] par Claire Michel)

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10 mars 2013 7 10 /03 /mars /2013 16:07

     On reproche souvent à la SF sa fausseté et sa naïveté. Sa propension à imaginer des futurs chimériques ne débouchant sur rien de concret. Aux dires de ses détracteurs, le genre tiendrait plus d'une caverne d'Ali Baba dont le sésame ne serait accessible qu'autour de 14 ans.

     C'est aller vite en besogne et oublier que la SF lorgne également du côté de la caverne de Platon, accomplissant ce crime de lèse-pensée qui consiste à relier intelligence et plaisir, réflexion et divertissement, émotion et dépaysement. Et parfois, même si le genre n'a pas vocation à prédire l'avenir, il arrive que celui-ci fasse mouche avec ses spéculations, preuve s'il en est, que la SF reflète son époque, poussant cet ancrage dans le présent jusqu'à en percevoir et en anticiper ses évolutions.

 

     Sous le barbarisme « Dyschroniques », les éditions du Passager clandestin, jusque-là cantonnée à la critique sociale (autrement dit : des gauchistes !), inaugurent une collection d'œuvres de fiction. Des classiques de la SF, dont le propos se révèle a posteriori visionnaire. Dirigée par Philippe Lécuyer, la collection démontre que les dérives d'hier sont désormais notre quotidien.

     Certains trouveront peut-être les ouvrages un peu chers. L'initiative mérite toutefois d'être salué puisqu'elle remet à disposition du lectorat des textes parfois difficiles à trouver. Elle bénéficie d'une présentation sobre que je trouve personnellement adaptée, et de l'ajout d'un para-texte permettant de contextualiser l'œuvre et son auteur avec leur époque. À ceci s'ajoutent quelques suggestions de films et de livres. Bref, du nanan pour les curieux, ce que je suis, ça tombe bien...

 

Logique_Joe.jpg     La première recension comporte quatre textes : deux nouvelles et deux novellas. Un Logique nommé Joe de Murray Leinster (dernière parution dans l'anthologie Demain les puces), La Tour des damnés de Brian Aldiss (dernière parution dans l'anthologie Histoires écologiques), Le testament d'un enfant mort de Philippe Curval (dernière parution dans le recueil L'Homme qui s'arrêta) et Le Mercenaire de Mack Reynolds (dernière parution dans le recueil Le livre d'Or de la science-fiction : La 3e guerre mondiale n'aura pas lieu). À n'en pas douter une sélection visant large et bien peu de déchet, on va le voir.

 

     Commençons par le texte le plus ancien, 1946 excusez du peu. Un Logique nommé Joe est un classique de la SF, du genre incontournable. Si l'histoire peut paraître datée et simplette, on ne s'étendra pas dessus d'ailleurs, la clairvoyance de l'auteur reste quant à elle troublante.

     Avec le réservoir (autrement dit un serveur) et les logiques (des ordinateurs individuels interconnectés), Murray Leinster anticipe ni plus ni moins le réseau informatique global actuel. Il en anticipe aussi l'aspect incontrôlable et devine l'importance qu'il a pris dans la vie sociale et économique, au point de le devenir indispensable.


« Fermer le réservoir ? Réplique-t-il avec tristesse. Il ne vous est pas venu à l'idée, mon vieux, que le réservoir fait tous les comptes de toutes les entreprises depuis des années ? Il distribue quatre-vingt-quatorze pour cent de tous les programmes télé, tous les bulletins météo, les horaires d'avion, les ventes spéciales, les offres d'emploi et les informations ; ils s'occupe des contacts téléphoniques personnels et enregistre les conversations d'affaires et les contrats, voyons, mon vieux ! Les logiques ont changé la civilisation. Les logiques sont la civilisation. Si nous éteignons les logiques, nous reviendrons à un type de civilisation que nous sommes incapables de gérer ! »

 

Le-Mercenaire.jpg     Dix-sept ans plus tard, Mack Reynolds nous propose un futur lui-aussi daté, mais toujours pertinent dans sa dimension prospective. Si l'on fait abstraction du contexte de Guerre froide, Le Mercenaire évoque en effet certains aspects de notre quotidien actuel.

     Comme tout le monde le sait, l'Amérique représente le camp de la démocratie. Le capitaliste populaire garantit la pérennité de son mode de vie envié partout sur la Terre. Chaque citoyen détient des actions dans les entreprises lui garantissant un minimum vital d'autant plus nécessaire que l'automatisation de l'industrie a rendu le travail superflu.

     Fin de l'Histoire ? On pourrait le croire, sauf que le système est biaisé. Des barrières sociales infranchissables séparent la population en trois catégories : les Inférieurs, les Intermédiaires et les Supérieurs. Chacun naît dans sa classe, voire sa caste, et n'en sort que très rarement. De toute façon, tout le monde est convaincu de vivre en Utopia, jouissant à satiété d'un toit, de nourriture, de distractions et de tranquillisants. Panem et circenses.

     Pourtant la société n'est pas complètement figée. Pour les mécontents, insatisfaits de leur condition, l'ascenseur social n'est pas en panne. Il peuvent gravir les échelons vers le sommet en suivant la voie cléricale ou la voie militaire. Dans les strictes limites fixées par les Supérieurs...

     Joseph Mauser appartient à cette catégorie de fâcheux. Il réprouve le système, mais pas au point de le rejeter. Il préfère mettre à profit les nombreuses guerres entre entreprises privées pour s'élever dans la société. En fait, Mauser est un ambitieux refusant qu'on lui rogne sa liberté et sa faculté d'agir.

     Avec Le Mercenaire, Mack Reynolds anticipe la société du spectacle dans une forme modernisée des jeux du cirque. Privée des moyens de se libérer (éducation et travail), la population est confinée dans une sorte de totalitarisme mou où les seules distractions sont fournies par des guerres codifiées. Pas d'armes inventées au-delà de l'année 1910, histoire de ne pas braquer l'adversaire soviétique, dans ces affrontements sanglants censés régler les conflits d'intérêt entre sociétés privées.

     On le voit, ce futur un tantinet absurde revêt une dimension critique importante, rappelant la volonté très américaine de libérer l'initiative individuelle et illustrant par là même la figure rhétorique du self made man.

     Par ailleurs, Reynolds se mue en historien populaire, prolongeant dans l'avenir l'histoire des luttes économiques et sociales aux États-Unis. Il met ainsi en évidence la part dominante de la violence dans ces oppositions, anticipant juste un peu sur leur évolution. Sur ce point, on peut faire un parallèle avec Valerio Evangelisti (je pense ici à Anthracite et à Nous ne somme rien soyons tout !). Quoi de plus naturel quand on sait que Reynolds a été élevé dans le socialisme, son père ayant même été le candidat à la présidence du Socialist Labour Party.


« Le recours aux affrontements pour régler les disputes entre sociétés concurrentes, entre sociétés et syndicats ou entre syndicats avait lentement évolué. Lentement, mais sûrement. Au début de la première révolution industrielle, ces conflits avaient souvent dégénéré, atteignant parfois la violence de conflits de faible envergure. (…)

Au début du XXesiècle, les syndicats étaient devenus une des plus grandes forces du pays. Un nombre considérable de conflits industriels dégénéraient en véritables batailles, qui opposaient ces syndicats sur les statuts juridiques de leurs membres. Les bagarres sur les quais, les assassinats, les représailles exécutées par des casseurs armés et menés par des gangsters, le sabotage industriel, les rixes entre les grévistes et jaunes étaient monnaie courante. »

 

Damnes.jpg     On ne change pas de décennie avec le texte de Brian Aldiss. La Tour des Damnés relève de cette spéculative fiction britannique davantage préoccupée par les sciences humaines que par les visions vertigineuses du space opera.

     Cette novella reflète bien son époque puisqu'il y est question de surpopulation. Bien sûr, sur un sujet similaire, on pense tout de suite à Tous à Zanzibar de John Brunner, aux Monades urbaines de Robert Silverberg, voire à IGH de Ballard.

     Si La Tour des Damnés partage une parenté incontestable avec ces romans, l'ampleur spéculative y paraît plus étriquée. La faute au format, sans doute, la faute aussi à un argument science-fictif quelque peu nébuleux. Toutefois, les réflexions suscitées par Aldiss n'en demeurent pas moins stimulantes.

     À la mi-temps des années 1970, sous l'égide du CERGAFD (le Centre Ethnographique de Recherches sur les Groupes à Forte Densité), 1500 couples ont été enfermés dans une tour en Inde. Vingt cinq plus tard, la population atteint le chiffre de 75 000. Sans contact avec l'extérieur, si ce n'est pour leur alimentation et la diffusion en circuit fermé des mêmes programmes télés, le monde de la tour a évolué, développant des facultés étonnantes, comme cet étrange accélération de la croissance (la puberté et la vieillesse se produisant bien plus tôt) ou ces pouvoirs extra-sensoriels. Les habitants se sont forgés une identité forte, redoutant et refusant les interventions de l'extérieur, toutes considérées comme des agressions intolérables. À tel point que les observateurs infiltrés dans la tour sont impitoyablement exécutés.

     Thomas Dixit, un des observateurs de ce microcosme vertical, s'insurge contre des conditions de vie qu'il juge dégradantes. Promiscuité, esclavage, conflits sanglants, il se porte volontaire pour infiltrer les lieux, convaincu de rassembler suffisamment d'éléments pour les faire fermer. À ses yeux, cette expérience de sociologie appliquée n'a que trop duré.

     On ne peut s'empêcher de percevoir dans La Tour des Damnés comme un écho des rapports Nord-Sud. Entre le microcosme tiers-mondiste de la tour et le monde d'abondance des observateurs se développe un sentiment de répulsion et de fascination. Pour Thomas Dixit, il ne fait aucun doute que l'expérience doit cesser. Le bonhomme incarne la bonne conscience occidentale, oscillant entre devoir d'ingérence et respect d'autrui, entre hypocrisie et humanisme. Une position dont il goûtera les fruits amers de la désillusion.


« Dites-leur, dites à tous ceux qui passent leur temps à nous espionner et à se mêler de nos affaires, que nous sommes les maîtres de notre destin. Nous savons ce que l'avenir nous réserve et quels sont les problèmes qui résulteront de l'accroissement du nombre des jeunes. Mais nous faisons confiance à notre prochaine génération. Nous savons qu'ils possèderont de nouveaux talents que nous n'avons pas, de même que nous possédons des talents que nos pères ne connaissaient pas. »

 

Testament.jpg     Le Testament d'un enfant mort se distingue des textes précédents par son registre intimiste et une langue très travaillée. L'aspect politique apparaît beaucoup plus lointain, pour ne pas dire anecdotique. Philippe Curval semble surtout se livrer ici à un exercice de style.

     Certes, on peut lire dans la vie accélérée des nouveau-nés « hypermaturés » comme une métaphore de l'évolution des sociétés humaines. Accélération de l'Histoire (elle s'écrit dit-on en direct), course effrénée à la consommation de biens, d'amis et de conjoints, on connaît le refrain. Une urgence permanente, proclamée jusque dans l'intimité.

     Malheureusement, je ne peux m'empêcher de trouver Le Testament d'un enfant mort froid, dépourvu de toute empathie. L'exemple parfait d'un texte trop maîtrisé, poli, lissé, jusqu'à l'atonie.

« En chiant vingt fois plus vite qu'il n'est possible, j'userai mon organisme jusqu'à ce qu'il cède, je brûlerai mon corps jusqu'à la dernière molécule, je mordrai mon pouce jusqu'au sang afin qu'il meure avec moi dans orgie de sympathie avec ma bouche. Je démontrerai au monde que je peux le nier. Ce qu'en revanche, il ne peut pas faire à mon égard. »

 

     Au final, même si l'on peut juger la collection chère, les « Dyschroniques » offre un panorama de classiques de la SF diablement convaincants, pour ne pas dire indispensables. 

     Un aperçu sur le genre, loin des clichés habituels qu'il véhicule.


 

Un Logique nommé Joe [A Logic named Joe, 1946] de Murray Leinster – Le passager clandestin, collection « dyschroniques », février 2013

Le Mercenaire [Mercenary, 1962] de Mack Reynolds – Le passager clandestin, collection « dyschroniques », février 2013

La Tour des Damnés [Total Environment, 1968] de Brian Aldiss – Le passager clandestin, collection « dyschroniques », janvier 2013

Le Testament d'un enfant mort de Philippe Curval – Le passager clandestin, collection « dyschroniques », janvier 2013

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5 mars 2013 2 05 /03 /mars /2013 17:06

     J'ai avoué ici mon intérêt pour la mythologie et les sagas scandinaves. Source d'inspiration de moult cycles et autres épopées de fantasy, l'univers des hommes du Nord a fait l'objet d'études plus sérieuses et documentées dont je n'ai pas hésité à parler ici.

     Ne disposant que de bien peu de sources directes, les chercheurs évoluent sur un terrain mouvant, essayant de retrouver la part de réalité du monde nordique dans un corpus où l'Histoire se mêle à la légende et vice-versa.

 

     C'est dans cette brèche béante que William T. Vollmann s'engouffre. Usant des mêmes sources – Eddas, Flateyjarbók, Heimskrinla, Landnámabók et autre Saga d'Erik le Rouge –, il brode un récit à la manière des scaldes s'étendant du passé mythique de la Scandinavie à la colonisation avortée du Vinland.

     Premier roman - appelé rêve - d'une série de sept, tous consacrés aux origines symboliques et légendaires de l'Amérique du Nord (quatre d'entre-eux ont été publiés à ce jour, dont deux en France : le présent ouvrage et Les Fusils), La Tunique de Glace s'apparente davantage à un long poème en prose, jalonné par des tueries. Un poème dont les muses s'appellent Vengeance et Jalousie, le tout sur fond de descriptions sublimes, à la limite du chamanisme.

     Bien entendu, Vollmann ne prétend pas restituer une quelconque vérité historique. Il exprime juste ici la volonté de produire un choc esthétique. De produire du beau à défaut de vrai.

     Si l'on peut me permettre un parallèle osé, La Tunique de Glace rappelle la manière de faire de Nicolas Winding Refn dans le film Le Guerrier silencieux aka Valhalla Rising. On y trouve le même mélange de violence et de poésie.

 

     Trêve de tergiversation, entrons dans le vif du sujet. Il apparait tout à fait superflu de résumer ce roman fleuve dont la houle océanique et glaciale emporte le lecteur très loin, quelque part entre Groenland et terres septentrionales de l'Amérique du Nord. Cette succession d'histoires enchâssées dans un bel objet, illustré de dessins et de cartes stylisées, est de tout façon impossible à résumer, du moins sans craindre d'en atténuer le souffle.

     À l'instar d'Homère ou d'Odin, William l'aveugle investit les âges obscurs de la Scandinavie, nous propulsant à l'époque des rois-ours changeurs de peau, en guerre permanente les uns contre les autres et jusque dans leur propre famille. Une période de fer et de sang, ou la magie des sorcières lapones et celle des trolls apportent leur part à une chronique historique passablement agitée.

     Puis, au fur et à mesure que le pays se civilise, peut-être devrait-on même dire se christianise, l'action se déplace vers l'Islande, terre d'opportunité pour les bondi en manque de place, puis au Groenland et enfin dans ce pays de cocagne, du moins dans ce récit, que l'on appelle Vinland le bon.

     On accompagne d'abord Erik le Rouge dans son exode vers l'Ouest. Un périple émaillé de frustration, de meurtres, de vengeance et d'un bannissement définitif. Puis, on suit sa descendance, Leif le chanceux et surtout sa fille bâtarde Freydis, dans leur voyages successifs, toujours plus loin vers l'Occident.

     La figure féminine de Freydis se détache dans cette partie du roman,  la marquant littéralement de son empreinte. Sa personnalité imposante, sa résolution implacable, empreinte de fourberie, et sa destinée (son pacte avec le dieu Tunique bleue) entraîne La Tunique de Glace vers le registre de la tragédie. Et son opposition avec Gutrid, la femme la plus belle de toutes, conduit inexorablement l'expédition des Groenlandais à sa perte.

 

     Dans une langue somptueuse (le traducteur a dû s'amuser), un tantinet allégorique, mais il est vrai aussi parfois étouffante, voire grandiloquente, William T. Vollmann réinvente le paysage légendaire de la colonisation du Vinland. Il ne s'autorise que quelques petites digressions à l'époque contemporaine, comme pour souligner le décalage entre le mythe et la réalité plus prosaïque du quotidien.

     Son écriture fait merveille, donnant de cette aventure humaine l'image d'un récit brutal, dépourvu d'héroïsme, où la conquête d'une terre nouvelle s'apparente à un viol, une souillure. Il convoque également les forces de la nature et les créatures magiques, conférant à son œuvre la dimension wagnérienne d'un crépuscule.

 

     Bref, c'est peu de dire que ce roman impressionne, imprégrant durablement la mémoire. Inutile de surenchérir, je le recommande chaudement (huhu !).

 

 

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La Tunique de Glace (The Ice-Shirt, 1990) de William T. Vollmann – Éditions Le Cherche Midi, collection Lot 49, janvier 2013 (roman inédit traduit de l'anglais [États-Unis] par Pierre Demarty)

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26 février 2013 2 26 /02 /février /2013 19:11

      L'espoir fait vivre dit-on. On a envie de le croire, même si cet espoir fait plus souvent mourir comme en témoignent les nombreuses idéologies et croyances prônant un monde meilleur.

     Et si le monde s'achevait demain ? Si l'Histoire redémarrait à zéro ? L'espoir de voir naître un monde meilleur, après la catastrophe, aurait-il voix au chapitre ? On se force à le croire, mais rien n'est moins sûr, si l'on en juge le corpus des romans écrits sur le sujet.

     À cette question, Justine Niogret répond par Gueule de truie, roman sans concession oscillant entre espoir et désespoir.

 

     Adonc le monde est mort dans un grand Flache. On n'en saura pas davantage. Pour les survivants commence un long chemin de souffrance, jalonnés de tueries, dans les décombres du monde d'avant.

     Gueule de truie n'a connu rien d'autre que cet univers de poussière et de cendres. La poussière des ossements et les cendres de la civilisation, consumée par l'apocalypse. Le bonhomme est une Cavale, autrement dit un tueur au service des Pères de l'Église, dont le nom tient tout entier dans ce masque qui lui recouvre le visage de manière permanente.

     Un jour le monde s'est tu parce que Dieu a parlé. Le Verbe a soufflé sur le vacarme des hommes. Il l'a éteint, mais pas totalement. Pour rendre la Terre à la quiétude divine, Gueule de truie doit achever l'œuvre de Dieu. C'est son devoir, sa raison d'exister. Ainsi pourra régner pour l'éternité un silence de sépulcre.

 

     Autant le dire tout de suite, j'ai détesté ce court roman. Jamais un livre ne m'aura à ce point énervé. À chaud, l'envie de caler une armoire normande avec m'est venu à l'esprit plus d'une fois. Pourtant, j'ai résisté, achevant ma lecture en sautant les pages.

     Si j'avais écrit ma chronique immédiatement, mes propos auraient pris une tournure désagréable et sans doute injuste. J'ai laissé décanter. La tension est retombée.

     Il n'en demeure pas moins que le nouveau roman de Justine Niogret m'a beaucoup agacé. Les tics et répétitions m'ont horripilé, l'auteur optant pour une écriture hachée, tendue, forcée, où les phrases courtes, les impressions visuelles et les états d'âme ressassés de la Cavale, nous sont livrés brut de décoffrage.

     Les personnages de Justine Niogret sont souvent en quête. À la recherche d'un nom, d'un sens à leur vie ou, de manière plus prosaïque, du bonheur. Ici, on ne sait pas exactement ce que cherche Gueule de truie. Boule de haine recuite, puits de douleur sans fond (je fais dans le cliché, si je veux) où résonnent les échos d'une violence latente, la Cavale nous emmène dans un voyage sans but réel, avec en guise de décor les visions fantasmées de son intellect malade et les vestiges du passé.

     Gueule de truie apparaît comme un néant fait homme. Un vide à combler, armé de ses seuls poings, évoluant sur le fil du nihilisme. Son paysage intérieur ne suscite toutefois guère l'empathie. Il ne provoque pas grand chose à vrai dire...

     Je suis resté englué dans les (faux) espoirs du personnage, sa détestation des Gens et de son propre corps. J'ai bu jusqu'à la lie le compte-rendu de ses obsessions. Et, ce qui s'annonçait comme un récit post-apo – aussi inoubliable que La Route de Cormac McCarthy (joli foutage de gueule, même pas de truie, que cette quatrième de couverture) – s'est avéré une longue litanie, répétitive et vaine, digne de la branlette d'un adolescent en crise.

 

     Bref, même si les précédent romans de Justine Niogret m'avaient convaincu de suivre l'auteur, je dois avouer que Gueule de truie a considérablement refroidi mon enthousiasme.

 

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Gueule de truie de Justine Niogret – Éditions Critic, février 2013

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24 février 2013 7 24 /02 /février /2013 18:18

     Rien de neuf sous le soleil. Celui de plomb du territoire Awasati, situé quelque part en Afrique dans les parages de la Namibie ou de l'Afrique du Sud.

     La routine, on vous dit. Ici, les terres rares ont remplacé le pétrole, les diamants ou d'autres minerais stratégiques. Coltan, germanium et autres éléments rares du tableau périodique, entrant dans la composition de toutes les merveilles technologiques indispensables à notre confort, attirent bien des convoitises. Les mêmes compagnies étrangères les exploitent usant de la corruption ou de la violence pour amadouer les autochtones. Tout reste une question de coût, de rentabilité, de gain de productivité comme on l'affirme dans les cercles s'autorisant à penser.

     Dépêchée par l'ONU pour enquêter sur les conditions de travail dans les mines de la société Métal-IK, Tanya Lawrence n'est pas vraiment surprise par le microcosme de la Colonie. Dans ce milieu de prédateurs, les pires requins n'évoluent pas au pied de la résidence côtière des expatriés. On les trouve plutôt dans les couloirs et les bureaux, quand ils ne guettent tout simplement pas leur proie au cœur des mines.

     Habituée à déjouer les menaces et les propositions malhonnêtes ou de nature plus lascive, Tanya sent pourtant qu'il lui faut prêter davantage attention aux chausse-trappes cette fois-ci. Elle ne peut compter sur personne. Ni sur les indigènes, guère prolixes avec les étrangers, ni sur Tony Donizzi, l'homme à tout faire de la colonie, un personnage soucieux de préserver ses secrets, chargé de jouer le rôle d'ange gardien le temps de sa mission.

 

         Que dire de Vostok ?

     Depuis Cartago, Jean-Hugues Oppel reste en prise avec l'actualité politique et économique de notre monde. Observateur sans pitié du capitalisme et du jeu de dupes de la démocratie, plus que jamais devenue ploutocratie, il fait son miel de cette comédie humaine. Et nul n'échappe à son auscultation, du plus petit acteur au décideur XXL. Il ne s'agit toutefois pas ici de dénoncer ou de titiller la fibre idéaliste du révolutionnaire (supposé) sommeillant en chaque lecteur, voire de le pousser à s'indigner (ahah !). De toute manière, la contre-révolution a gagné, et la justice on s'en fout, tant qu'elle ne contredit pas les intérêts particuliers des uns et des autres.

     Alors Jean-Hugues Oppel déballe au plein jour ce que tout le monde sait, tout en étant conscient que personne n'y changera rien ou ne manifestera la volonté de modifier quoi que ce soit, la littérature moins que les autres. Le constat est cruel. Heureusement, l'auteur le désamorce avec un humour grinçant, pour ne pas dire vachard.

 

     Avec Vostok, on reste cependant un tantinet sur sa faim. Jean-Hugues Oppel se contente de survoler son sujet, alignant, comme à la parade, les poncifs et les clichés les plus éculés dans une intrigue manquant d'épaisseur.

     Plus grave, l'auteur semble en pilotage automatique tout au long du roman, se satisfaisant de situations convenues et de simples recettes d'écriture. Il déroule ainsi une histoire guère surprenante, à la tension dramatique désespérément atone, où chaque personnage demeure droit dans ses bottes crottées et accessoirement dans son rôle : le méchant ou le gentil.

     Rien ne vient rehausser le récit du désastre annoncé, dont on voit venir le dénouement longtemps à l'avance, ni les allusions cinématographiques, ni les références livresques ou musicales. Les formules claquent mollement, les squales effectuent la danse du scalp attendue, l'humour ronronne en tâche de fond et les rebondissements s'apparentent davantage aux ultimes réflexes d'un cadavre.

 

     Bref, Vostok apparaît comme un roman dispensable dans la bibliographie de l'auteur. Jean-Hugues Oppel prêche les convertis à sa chapelle. Toutefois, il n'est pas sûr qu'ils soient fort malmenés par cette histoire. Pas sûr qu'ils veuillent non plus renoncer à leurs joujoux technologiques. D'ailleurs, vous-mêmes, avec quoi me lisez-vous ?

 

 

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Vostok de Jean-Hugues Oppel – Éditions Payot, collection Rivages/Noir, février 2013

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20 février 2013 3 20 /02 /février /2013 21:20

     John Moon est un marginal. Un type ne correspondant pas vraiment à l'image du battant, sûr de lui, dont le cinéma se plaît à mettre en scène the struggle for life. Pourtant John Moon ne dépare pas dans le paysage de l'Amérique profonde.

     Contraint de vivre dans une caravane à l'orée de la forêt, il croupit dans la rancune depuis que sa femme l'a quittée avec enfant et bagages. Il faut dire que le bougre n'a pas que l'apparence d'un raté. Il en partage aussi tous les attributs. Des petits boulots, histoire de gagner sa croûte, et un brin de braconnage dans la réserve naturelle jouxtant sa caravane, sans autre perspective d'avenir que celle de se lamenter sur son sort. Voilà pour le quotidien. Il n'en faut pas moins pour sceller une séparation.

      À sa décharge, Moon a le sentiment d'être passé à côté de sa vie. La ferme de son père, son héritage, a été hypothéquée par la banque. Ses amis se comptent sur les doigts d'un poing fermé et ils ne valent guère mieux que lui. Comble de vacherie, son épouse a repris ses études, le trompant certainement avec un professeur plus doué que lui avec les mots. Alors, il aligne les bières et contemple la nature, indifférente à son malheur.


      Un dimanche matin, il part chasser dans les bois et croise un cerf qui déguerpit sans lui laisser le temps de le viser. La traque prend une tournure dramatique. Il abat une jeune fille tapie dans un bosquet. Dans ses affaires, il trouve un sac bourré de billets. Désormais riche, John Moon a cependant le triomphe alourdi par une culpabilité en plomb massif. Du genre à ne plus dormir de la nuit. Et comme si cela ne suffisait pas, le petit ami de la fille s'est mis en tête de récupérer son fric et de lui faire la peau. C'est sûr, John Moon n'a pas fini de se faire un sang d'encre pendant ses nuits blanches...

 

      Certains bouquins jouent de malchance. On aimerait les apprécier, on souhaiterait adhérer au propos de l'auteur, sursauter lorsqu'il nous pousse à le faire, s'émouvoir ou jubiler quand il nous y invite. Et puis, il ne se passe rien. On tourne les pages constatant que certaines descriptions sonnent justes, qu'elles contribuent à créer une atmosphère, celle d'une nature indifférente aux tracas des hommes, mais au final on est obligé de se rendre à l'évidence : ça ne marche pas.

      On reste à l'extérieur du roman, anticipant les surprises et s'agaçant de certaines tournures de phrase inadaptées, ou du moins ne correspondant pas au personnage. (j'avoue que le coup des lèvres vaginales charnues a failli me faire lâcher le bouquin)

      On s'échine pourtant à débusquer les qualités d'une prose désespérément plate, atone et percluse de clichés où prévaut une impression de déjà lu. Hélas, la mansuétude a ses limites...

 

      En lisant ce roman de Matthew F. Jones, on ne peut s'empêcher de penser à Daniel Woodrell, à Ron Rash, ô combien plus convaincants pour décrire le milieu des White trash ou mettre en scène la petitesse de l'homme face à la nature. Il suffit de lire La mort du petit cœur ou Un hiver de glace pour sonder la misère et la sauvagerie des damnés du rêve américain. Il suffit de lire Serena pour côtoyer la majesté de la nature et son caractère inhumain. Face à ces maîtres, Jones a tout de l'élève appliqué et besogneux.

 

      Une semaine en enfer n'est pas un mauvais roman. Il est juste banal et aussi attirant qu'un plat de nouilles froides. On aimerait le détester. Toutefois, même cela, on n'y parvient pas.

 

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Une Semaine en enfer (A Single Shot, 1996) de Matthew F. Jones – Denoël, collection Sueurs Froides, janvier 2013 (roman inédit traduit de l'anglais [États-Unis] par Pascale Haas)

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