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  • : le blog yossarian
  • : Grand lecteur de romans noirs, de science-fiction et d'autres trucs bizarres qui me tombent sous la main
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26 novembre 2011 6 26 /11 /novembre /2011 17:20

« Enfin, à 2 heures 12, dans un gros trou entouré de collines, on aperçut les milliers de lumières de Nancy, capitale écrasée de la Meurthe-et-Moselle. Et Stéphane Anselme débarqua ainsi dans la glorieuse cité des Ducs de Lorraine, la sage et fière patrie des mirabelles et des macarons, de Stanislas et de Rossinot, de Virginie Despentes et de C. Jérôme. »

 

     Amis de jeunesse, Stéphane, Maude, Raoul et Guillaume ont connu un parcours similaire. Des projets plein la tête, mais l'échec sur toute la ligne. Révoltés par choix, ils ont arpenté le bitume dans les manifestations contre le CPE, côtoyé le milieu anarchiste, pogotés à des concerts punks improvisés dans des squats, tout en consommant bière et substances illicites. Et puis, Stéphane est mort, suite logique de sa trajectoire auto-destructice. Ses amis ont poursuivi leur route, chacun de son côté. Maud roulant sa bosse en Amérique latine, Guillaume entre alcoolisme et petits boulots, Raoul enfermé dans son appartement rempli de livres, à noircir des pages avec des théories politiques absconses. Jusqu'au retour de Maude au bercail.

 

     Ces derniers temps, le néo-polar hexagonal semble reprendre des couleurs. Entendons-nous bien, je parle ici du néo-polar tel que le pratiquaient Manchette ou ADG, pas de ce prétendu roman d'intervention sociale au propos gauchiste trop souvent caricatural.

     DOA, Manotti, Leroy, Di Rollo, Guez, Di Ricci et j'en passe... Les auteurs ne manquent pas pour ausculter les angles morts de la société française, établissant le diagnostic de ses difficultés, de ses tensions et de ses maux. Pierre Brasseur s'inscrit dans cette mouvance – terme approprié au regard du sujet qu'il aborde dans son roman.

     En effet, Je suis un terroriste se focalise sur une certaine jeunesse, marginale, dégoûtée de tout et n'envisageant l'avenir que sous la forme d'un déchaînement de violence aveugle, catharsis de ses frustrations et de ses échecs.

     Passé les quelques sources d'agacement, clichés – j'avoue avoir trébuché sur le regard glacé – et autres coquilles typographiques, j'ai été happé par l'intrigue, compte-rendu clinique et détaillé écrit a posteriori d'un point de vue omniscient. D'emblée, on sait que l'histoire va mal de terminer. L'auteur le rappelle à plusieurs reprises, anticipant sur le déroulement des faits, et pourtant la narration extérieure convient idéalement au propos. Elle colle à la trajectoire de ces trois trentenaires, en rupture de ban, embarqués dans la spirale du nihilisme, décidant sur un coup de tête d'assassiner des inconnus, pour le simple motif qu'ils appartiennent au MEDEF. Le fait illustre bien le désespoir de ces révoltés par dépit, animés par la colère et le dégoût. À défaut d'ennemis identifiables ou d'idéal à promouvoir, ne reste plus qu'à tirer dans le tas, offrant ainsi à l'Etat l'opportunité de tirer les marrons du feu...

     On le voit, le parallèle avec Nada de Jean-Patrick Manchette n'est pas usurpé. À l'heure des blacks blocks, des sabotages de lignes TGV, plus que jamais le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique tous mobiles soient incomparables, restent les deux mâchoires du même piège à cons.

 

     Cependant, si j'adhère au propos de Pierre Brasseur, je ne peux m'empêcher d'être plus critique quant à sa forme. L'auteur ne respecte pas complètement le pacte établi avec le lecteur. La quatrième de couverture parle à tort de style comportementaliste. Je m'inscris en faux en signalant que dans le béhaviorisme (je néologise si je veux), les personnages ne se caractérisent que par l'action, par leurs rapports avec l'environnement et leurs interractions. Les états d'âme, les processus mentaux, l'introspection ou la mémoire ne doivent pas venir interférer, comme cela est le cas avec Je suis un terroriste.

     Par ailleurs, je trouve le dénouement un tantinet capillotracté. La fuite de Maude, sa rencontre fortuite sur l'autoroute (drôle d'endroit pour une rencontre.)... Sans déflorer davantage l'histoire, j'ai trouvé que tout cela sonnait faux. Trop facile. C'est bien sûr un ressenti personnel.

 

     Toutefois, il n'en demeure pas moins que Je suis un terroriste est un roman à lire. Au moins, pour le portrait d'une jeunesse désabusée, en rupture d'idéal et de perspective d'avenir. Pas sûr que les lendemains de cette insurrection qui vient soient enchanteurs...

 

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Je suis un terroriste de Pierre Brasseur – Éditions Après La Lune, collection Lunes blafardes, février 2011

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14 novembre 2011 1 14 /11 /novembre /2011 19:38

68

     Paru à l'occasion des commémorations de mai 1968 en France, ce court texte serait sans doute passé inaperçu sans la sagacité et les monomanies du rédacteur de ce blog (je m'envoie des compliments si je veux). Ne le remerciez pas.

 

« Je n'ai jamais pu écrire ce roman. C'est vraisemblablement un roman qui ne veut pas être écrit. »

 

     On l'a vu, le mouvement estudiantin de 1968 joue un rôle déterminant dans la carrière littéraire et la vie de Paco Ignacio Taibo II. À cette époque, l'homme et l'auteur sont encore en germe. Les événements dramatiques, puis la répression gouvernementale lui donneront les raisons de se réaliser.

     Depuis le temps a passé, inexorable, imprimant à l'Histoire une tournure conforme aux attentes des vainqueurs. Mais pour P.I.T.II, ses jeunes années le hantent toujours. Des journées et des nuits de folie, entre peur et effervescence, répression et espoir, vécues avec le sentiment d'assister à un moment où la société semble sur le point de basculer. Faire table rase du passé pour concevoir un avenir meilleur...

     Entre juillet et octobre 1968, de ces 123 jours où le temps apparaît comme figé, il ne reste plus que trois cahiers de notes, jetées sur le papier pour ne pas oublier. Des souvenirs comme des fantômes. Mais la mémoire vit une existence à part. Elle résiste au-delà de ce qu'on imagine, comblant les blancs si nécessaire avec des réminiscences puisées à diverses sources. Celle de P.I.T.II reste définitivement attachée à 1968. Et s'il n'a pas réussi à transformer ses notes en roman, il espère quand même transmettre cette mémoire à d'autres avec ce témoignage, paru en 2007 dans le quotidien mexicain La Jornada.

 

« À main tendue, test de paraffine. »

 

    Récit des événements de 1968 au Mexique, tentant d'en restituer l'atmosphère avec sincérité, le court ouvrage de P.I.T.II ne se veut ni livre de combat, ni œuvre empreinte de nostalgie. Il s'agit juste d'un témoignage ne passant pas sous silence les faiblesses du mouvement, la propension à se diviser des uns et des autres sur des sujets prosaïques et les querelles idéologiques dignes des pires organisations sectaires.

     Toutefois, ce qui ressort surtout de 68, c'est la générosité du mouvement, son énergie vitale, sa créativité et ses moments de poésie et de drôlerie, malgré la violence latente des forces de sécurité, les manipulations gouvernementales et les mensonges répétés de la télé. Une impression renforcée par le découpage de l'ouvrage en chapitres brefs et incisifs.

 

     Ainsi, plus qu'un récit chronologique ou qu'une étude analytique des événements, 68 se veut le témoignage d'un acteur du mouvement, offrant à la postérité sa version des événements avant qu'elle ne disparaisse au profit de l'Histoire officielle.

 

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68 de Paco Ignacio Taibo II – Éditions L'Échappée, 2008 (Traduit de l'espagnol [Mexique] par Sebastian Cortés et Pierre-Jean Cournet)

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8 novembre 2011 2 08 /11 /novembre /2011 15:13

     De temps en temps, j'aime à me plonger dans les monographies, les essais et les études cogitées par des universitaires ou des érudits monomaniaques. L'exercice permet de confronter mon point de vue de connaisseur dilettante à celui plus analytique des spécialistes et exégètes.

     Les lecteurs assidus de ce blog (il se compte sur les doigts de la main invisible du Marché moins la TVA) étant prévenus de mon penchant pour P.I.T.II, ils ne seront pas étonnés de découvrir ici le commentaire d'une étude sur l'auteur hispano-américain (que les portraits du Che et de Sandokan ornent les places publiques en son honneur).

 

     L'étude de Sébastien Rutés se donne pour ambition de légitimer la littéralité du polar. Le constat de départ est simple à appréhender. Le polar et son continuateur le néo-polar n'ont jusqu'à présent été étudiés que sous l'angle idéologique, politique et social. L'universitaire se propose de le faire sur des considérations stylistiques, structurelles et narratologiques.

     Lénine à Disneyland se présente comme une version remaniée de sa thèse de doctorat. Un travail portant en particulier sur l'œuvre de Taibo II, via l'analyse de l'intertextualité. On regrette juste que l'ouvrage soit dépourvu d'index, d'un rappel du corpus étudié et d'indications bibliographiques. Ce sont les seuls bémols, tant la lecture s'avère passionnante par ailleurs.

     Selon Sébastien Rutés, les romans de P.I.T.II portent un vaste projet littéraire qui plonge ses racines dans un traumatisme, celui des événements de 1968 à Mexico : le controversé massacre de Tlatelolco. Taibo II estime appartenir à une génération de la défaite, sacrifiée sur l'autel de l'Histoire officielle, condamnée à n'être que les fantômes de 68. Son projet littéraire s'inscrirait ainsi dans une logique de réparation, pour ne pas dire de vengeance. Un programme dont Le Rendez-vous des héros annonce la couleur d'entrée de jeu.

     Œuvre de lutte, bien dans l'esprit du néo-polar, les romans de P.I.T.II combattent la réalité officielle. Celle incarnée par l'État mexicain et les médias. Pour l'auteur, la réalité mexicaine est indicible. Elle échappe à son entendement. Pour cette raison, il a recours à la fiction pour la décrire. Pour Taibo II, au Mexique le château de la Belle au bois dormant jouxte celui de Kafka. Il dénonce ainsi l'impérialisme culturel des États-Unis (Gringoland) et sa vision infantile du monde. Il distord la violence du Mexique par des effets burlesques et se moque de l'idéologie consumériste. Corruption des pouvoirs publics, narcotrafiquants en passe de supplanter l'État, caciques avides de pouvoir constituent les ingrédients d'une tragicomédie absurde.

 

« Quelque paradoxale que la chose puisse paraître – et les paradoxes sont chose dangereuse -, il n'en est pas moins vrai que la vie imite l'art bien plus que l'art n'imite la vie. »

 

     Paraphrasant la citation d'Oscar Wilde, P.I.T.II pense que la littérature est capable de créer des modèles pouvant à leur tour influencer la réalité en modifiant les comportement de ceux qui les adoptent, beaucoup mieux même que ne le font les théories politiques.

     Ainsi, l'auteur s'ingénie à brouiller les repères par un jeu intertextuel permanent. Dans ses romans, il n'existe plus de limite entre la réalité et la fiction. Des personnages réels, l'auteur lui-même parfois, interviennent aux côtés de personnages fictifs, puisés dans les livres et le cinéma, ces derniers s'inspirant eux-mêmes de personnages réels. Ils s'interrogent sur leur existence, questionnant par la même occasion la narration.

     Contre la version officielle de la réalité promue par le pouvoir, aussi idyllique qu'un film de Disney, aussi absurde qu'un telenovela et qui ne parvient pas à cacher complètement un quotidien kafkaïen, Taibo II rêve un pays plus réellement irréel : « une version de la réalité hybride qui, jouant du paradoxe selon lequel le réel mexicain est irréel, parce qu'il est absurde en soi et plus absurde encore que la version officielle qui en est donnée, met en avant son origine littéraire et cinématographique, alors qu'est patent son ancrage dans le réel politique et social. »

 

« Peut-être, depuis le début, n'y-a-t-il qu'une seule révolution ? »

Burt Lancaster, Les professionnels.

 

     Parallèlement à son projet de déréalisation de la réalité mexicaine, Taibo II s'efforce de démythifier l'Histoire officielle pour la remythifier sur des bases plus conformes à ses idéaux de résistance. Dans son esprit, le mythe devient la vérité cachée des vaincus. En conséquence, ses romans participent à une réélaboration mythique de l'Histoire, où la conscience historique populaire s'oppose au récit officiel des faits. Et comme il n'existe pas de différences entre la réalité et la fiction, on n'en trouve pas davantage entre les figures héroïques de l'Histoire et celles de la littérature.

     Ainsi, l'œuvre de Taibo II apparaît comme une geste épique révolutionnaire où le travail de l'historien cotoie celui du romancier. Zapata, Villa, Trotski, Stan Laurel se tiennent les coudes avec Sandokan, Sherlock Holmes, les trois mousquetaires et bien d'autres, parmi lesquels prennent place Fierro, Bellascoaran et Lavanderos. Un procédé que l'on peut rapprocher de Philip José Farmer, auteur nord-américain bien connu des lecteurs de SF, à qui P.I.T.II décerne le titre d'écrivain latino-américain honoraire.

 

     Bref, on ne saurait trop recommander aux zélotes du culte taibien de lire cette étude fort intéressante. Les pistes de lecture fournit par Sébastien Rutés sont comme une invitation à relire les romans de Paco Ignacio Taibo II. Et on y apprend que Le Retour des tigres de Malaisie, son prochain roman, mettra en scène la rencontre de Louise Michel, sur le chemin de l'exil calédonien, et Sandokan. Personnellement, je fais des bonds d'impatience !

 

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Lénine à DisneylandUne étude littéraire sur l'œuvre de Paco Ignacio Taibo II – Sébastien Rutés – Éditions L'atinoir, juillet 2010

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12 octobre 2011 3 12 /10 /octobre /2011 18:49

 

     Le passé semble être une source inépuisable d'histoires. Qu'il serve de décor à des romances passe-partout ou qu'il soit l'objet lui-même de la fiction ou de la reconstitution, il reste un objet de fascination et de fantasme.

     En produisant du vraisemblable, ou du moins en donnant droit de cité au hors champ de l'Histoire, le roman historique conjugue à la fois les ressorts du récit et de la connaissance historique. Et si l'on trahit l'Histoire, c'est dans l'intention de lui faire de beaux enfants.

 

     En s'intéressant à Julien l'Apostat, l'Américain Gore Vidal me semble réussir son pari. Sortir de l'ombre un personnage frappé par l'opprobre, surtout chrétienne, et en faire un être de chair et de sang. Tout cela en rappelant quelques petites vérités sur les dogmes et leur usage.

     La vie de Julien est singulière à bien des égards. Né de sang impérial – son père est le demi-frère de Constantin Ier –, son destin semble tout tracé : prendre la pourpre ou finir assassiné. Mais le destin accompli souvent des détours inattendus.

     Après l'exécution de sa famille, un spectacle choquant auquel il assiste tout enfant, il est confié avec son frère aîné Gallus à la garde d'un lointain parent ecclésiastique, puis après la mort de celui-ci, on l'exile au fin fond de la Cappadoce dans une forteresse. Julien et Gallus y vivent de longues années dans la crainte et un isolement total. Sans jamais savoir quel sort l'empereur Constance II leur réserve, on leur dispense l'éducation que tout membre de la famille impériale doit recevoir. Ces années comptent pour beaucoup dans la formation intellectuelle de Julien. Il lit les textes chrétiens, puisqu'on le destine à la prêtrise, et de nombreux auteurs antiques, en particulier les philosophes néo-platoniciens.

     Véritable anomalie, à rebours du sens de l'Histoire, si tant est qu'il y en ait un, en sursis permanent du fait de sa position menaçante pour la lignée directe de Constantin Ier, Julien opte secrètement pour le paganisme. Un choix anachronique et risqué à une époque où le christianisme triomphe parmi les élites politiques, pour des raisons pas toujours très catholiques...

 

     À l'instar de Marguerite Yourcenar (cf Les mémoires d'Hadrien), Gore Vidal nous livre un récit apocryphe, organisé comme une suite fragmentaire des mémoires de l'empereur. Les philosophes Priscus et Libanios servent de caution historique à ces fragments, joignant leurs voix et leurs commentaires, au propos de l'empereur. Tout deux ont côtoyé Julien durant son règne. Et même s'ils n'aspirent désormais qu'à une retraite paisible, ils se sentent investi d'une mission : rendre justice à son œuvre.

     Un tel dispositif pourrait laisser croire que le beau rôle va être donné à l'empereur philosophe. Bien au contraire, la correspondance échangée entre les deux philosophes se montre contradictoire. Chacun d'entre-eux donne son point de vue sur les actes et les écrits de l'empereur apostat, apportant un éclairage différent sur le personnage et soulignant ses défauts et ses erreurs. Pour autant, Libianos et de Priscus ne tarissent pas d'éloges. L'admiration transparaît plus d'une fois au travers des propos du premier, le second se montrant quant à lui plus circonspect et misanthrope. La nostalgie d'une époque révolue affleure également. De manière générale, le constat des deux lettrés est amer, car à l'époque où ils s'expriment, l'empereur Théodose vient de décréter un édit de proscription visant tous les cultes païens.

 

     L'œuvre de Gore Vidal se révèle fort bien documentée. L'auteur fait d'ailleurs figurer une bibliographie partielle de ses sources, comme pour désamorcer toute critique. On me permettra juste de lui adjoindre l'essai de Lucien Jerphagnon (Julien dit l'Apostat, éditions Tallandier, collection Texto), un livre qui me semble le compagnon idéal pour la lecture de ce roman.

     Découpé en trois périodes, l'ouvrage de Gore Vidal nous raconte l'enfance de Julien, otage de son oncle l'empereur. De ses années de formation, il retire un solide bagage culturel et la certitude que le christianisme conduit le monde à sa perte. De notre côté, on apprend beaucoup sur les rivalités philosophiques, les querelles religieuses et les cultes à mystère. Tout cela est fort drôle et très intéressant.

Puis, Julien devient César dans des circonstances tenant à la fois au hasard et à la nécessité. Sous-estimé par tous, le jeune homme révèle rapidement des talents insoupçonnés de meneur d'homme, en redressant la situation en Gaule. Une adresse ne lui valant pas que l'admiration de Constance II et qui provoque quelques remous à la Cour.

     Usurpant le pouvoir, il devient ensuite empereur et se prépare à subir l'assaut de l'Auguste légitime. Une campagne de courte durée s'ensuit, le légitime venant à mourir brusquement. La place étant libre, Julien peut mener les réformes qu'il estime nécessaire (comprendre rétablir le paganisme comme religion officielle), ce qui lui vaut de nombreuses inimitiés...

 

     Comme vous vous en doutez à la lecture de ce résumé, tout ceci s'avère passionnant. On apprend beaucoup sur les mœurs à la Cour de Constantinople, sur la philosophie antique, en particulier le néoplatonisme, sur les liens entre politique et religion, sur l'art de la guerre au IVe siècle...

     On découvre également le fonctionnement de la Tétrarchie, combinaison ingénieuse de Dioclétien, censée mettre un terme aux pronunciamientos à répétition et renforcer la défense de l'Empire face aux invasions barbares. Un échec du fait d'une politique dynastique malvenue. Quand on mélange les affaires de l'État et les affaires de famille, on sait ce qui arrive souvent... Bref, on se régale.

 

     Au final, Gore Vidal manifeste un souci de vraisemblance historique admirable sans sacrifier pour autant l'intrigue romanesque sur l'autel de l'histoire pour l'histoire. Le récit oscille en permanence entre comédie et tragédie, à l'antique bien entendu.

    Julien apparaît comme un idéaliste qui aurait pu infléchir l'Histoire. Qui sait ce qui ce serait passé s'il n'était pas mort prématurément en Mésopotamie. Beau sujet d'uchronie que nous souffle Gore Vidal dans sa préface.

 

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Julien (Julien, 1964) de Gore Vidal – Réédition Points, collection Les Grands Romans, 2008 (roman traduit de l'anglais [Etats-Unis] par Jean Rosenthal)

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8 octobre 2011 6 08 /10 /octobre /2011 10:21

     Naguère, je n'avais pas encore de poils dans les oreilles ni de mèches grisonnantes, j'ai lu la biographie romancée écrite par Emmanuel Carrère sur l'auteur américain Philip K. Dick. Allez savoir pourquoi je me suis enquillé Je suis vivant et vous êtes morts. Peut-être le titre et une attirance naissante pour le bonhomme, l'Américain pas le Français, expliquent mon choix.

     Bref, j'ai dévoré l'ouvrage avec au moins autant de fascination pour le personnage de Dick qu'Emmanuel Carrère, du moins est-ce l'impression que j'en retire. Car bien entendu, c'est le personnage contaminé par ses obsessions et non l'être de chair et de sang qui constitue le coeur de l'ouvrage, comme je l'ai appris par la suite.

    Toutefois, ceci a rendu Emmanuel Carrère sympathique à mes yeux. Un auteur français, a fortiori loué par l'intelligentsia parisienne, appréciant un écrivain américain de SF, genre voué aux gémonies par les mêmes prescripteurs, un tel individu ne pouvait pas être complètement mauvais, d'autant plus s'il a écrit auparavant un essai sur l'uchronie, une des mes marottes, comme le savent les lecteurs de ce blog.

     L'ouvrage intitulé Le détroit de Behring, allusion à l'éviction de Béria de la grande Encyclopédie soviétique après son exécution en 1953, mais aussi au roman du poète belge Marcel Numeraere Vers le détroit de Behring, me lorgnait depuis longtemps du haut de ma pile à lire. Le temps était venu de lui faire un sort.

 

     Assurément, Le détroit de Behring n'est pas un roman mais bien un essai, considéré par son auteur comme une introduction à l'uchronie. Emmanuel Carrère ne s'amuse pas avec le procédé de l'histoire alternative, de même qu'il jouait avec Dick, liant les épisodes de sa vie avec un questionnement autour de la nature de la réalité.

     Le détroit de Behring n'apparaît pas davantage comme une somme, un ouvrage amené à servir de référence aux éventuels curieux, leur indiquant des pistes de lecture. Emmanuel Carrère ne cherche pas à faire montre d'exhaustivité. Bien au contraire, il se livre à une réflexion sur l'uchronie et nous en livre les fruits à l'aune d'une connaissance se limitant à quelques ouvrages de référence, Jacques van Herp et Pierre Versins, et à une liste de romans disparates glanés au cours de ses recherches.

 

« Soit donc le passé, la somme de tous les événements réputés s'être produits jusqu'à l'instant où l'uchroniste prend la plume – et, à mesure qu'il écrit, ce passé se charge d'instants supplémentaires, pèse davantage sur ses épaules et augmente d'autant le champ de son intervention. Dans ce territoire immense, borné seulement par le fugace présent et par les limites de la connaissance historique, il s'agit d'opérer une modification, et qu'elle soit lourde de conséquences. »

 

     Après avoir rappelé dans une courte préface ses motivations, l'étymologie et le contexte présidant à la naissance du concept d'uchronie, Emmanuel Carrère se livre à une exploration par l'exemple, des tenants et aboutissants du procédé. Ce faisant, il pointe successivement les parentés existant entre l'uchronie, le roman historique, l'histoire secrète et le révisionnisme.

     De son point de vue, l'histoire alternative est un jeu de l'esprit, simple divertissement inutile et mélancolique. Cependant, même si son propos se cantonne à modifier ce qui a été, l'uchronie soulève des questions loin d'être négligeables. Qu'est-ce qui est déterminant dans l'Histoire ? Comment les hommes se représentent-ils la chaîne de causes et d'effets ? L'Histoire n'est-elle que causalité ? A-t-elle un sens dont les historiens seraient les gardiens ?

     Comme on le voit, on s'éloigne des préoccupations des feuilletonistes, davantage intéressés par le viol de l'Histoire dans l'intention de lui faire de beaux enfants (dixit Alexandre Dumas). De même, si elle flirte avec l'histoire secrète, puisqu'il s'agit de substituer à l'Histoire telle qu'elle est écrite, une version plus conforme au désir de l'auteur, l'uchronie ne cherche en fin de compte qu'à instiller le doute, laissant entendre que l'Histoire est mensongère. Il ne s'agit pas en effet de réviser l'Histoire en truquant ou en abolissant la mémoire des faits, mais bien de la réécrire, en gardant à l'œil et à l'esprit, les événements tels qu'ils se sont déroulés. En conséquence, les ressorts de l'uchronie restent affectifs. Ils révèlent une préférence jouant soit sur la nostalgie, soit sur le soulagement. Ainsi, aux catégories du faux et du vrai, utiles à l'historien, se superposent celles du mauvais et du bon.

 

     Mais alors, n'existe-t-il pas d'histoire alternative neutre ? Emmanuel Carrère tente d'y répondre, convoquant Charles Renouvier, l'inventeur du terme uchronie, et Roger Caillois. Ces deux écrivains ont essayé de produire une uchronie désintéressée, se limitant à l'expérimentation et à la spéculation. Vaines tentatives pour Carrère puisque ces ouvrages (Uchronie : utopie dans l'histoire : Histoire de la civilisation européenne telle qu'elle n'a pas été, telle qu'elle aurait pu être et Ponce Pilate). Une altération de l'Histoire n'est jamais ni innocente ni gratuite. Elle sert un objectif et le choix de la cause déterminante n'est que l'effet d'un désir. Un désir ne pouvant guère rompre avec ce que  le lectorat connaît sur son Histoire.

 

     Arrivé à cet endroit de mon compte-rendu, je dois avouer ne pas avoir compris le passage consacré à Philip K. Dick. Emmanuel Carrère mentionne en effet le roman majeur de l'écrivain américain : Le Maître du Haut-château. Impeccable mise en abîme du concept de l'uchronie, le roman révélerait le nihilisme de son auteur. Ayant un peu lu sur la vie du bonhomme, j'ai un peu de mal à souscrire à ce jugement. Mais peut-être y-a-t-il là une notion philosophique qui m'échappe...

 

     Avec Le détroit de Behring, Emmanuel Carrère nous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Depuis, Éric B. Henriet a publié un panorama du genre et de nombreux articles, consultables sur le web et sur le papier*, sont venus étoffer la réflexion amorcée par Carrère. De même, une nouvelle vague d'auteurs francophones s'est emparée du sujet, l'accommodant à sa manière. Pour le meilleur ou pour le pire.

 

 

* Dont certains ont été écrits en réponse à l'essai d'Emmanuel Carrère.

 

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Le détroit de Behring – Introduction à l'uchronie de Emmanuel Carrère – Editions P.O.L., 1987

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30 septembre 2011 5 30 /09 /septembre /2011 20:51

     Parce qu'on a assassiné le père de son ami d'enfance, Jack Roedel a choisi d'adhérer à la cause confédérée. Parce qu'il se sent davantage d'affinités avec les « sudistes », il prend les armes pour combattre les fédéraux. Parce qu'il chérit par-dessus tout la liberté, il se joint aux bandes irrégulières pratiquant la guérilla entre Missouri et Kansas. Ces bushwhackers sans foi ni loi, dont les troupes écument les vastes territoires de l'Ouest, sans cesse pourchassées par les régiments fédéraux.

     Sans illusion, Jack joue au chat et à la souris, comptant autant sur le soutien des fermiers, que sur la chance. Et lui, ce jeune homme un peu naïf au début, devient peu-à-peu un combattant chevronné, prêt à tuer l'ennemi sans sourciller.

 

     Loin des poncifs véhiculés par la littérature héroïque, Chevauchée avec le diable nous dévoile un des angles morts de l'Histoire de la guerre civile américaine, autrement nommée guerre de sécession par chez nous.

     Un conflit brutal et sanglant considéré par beaucoup comme la matrice de la guerre moderne. Une conflagration fratricide, au goût de sang et de merde, qui voit le puissant lobby des industriels du Nord écraser celui des gros propriétaires terriens du Sud, sous couvert d'idéalisme et de lutte contre l'esclavage. Une guerre sociale mais aussi une guerre étrangère, les régiments fédéraux étant composés en grande partie par des immigrants à peine débarqués, histoire de favoriser leur intégration par le fer et par le feu.

 

     Engagé dans le conflit par pur idéalisme et par amitié, Jack Roedel nous raconte sa guerre en compagnie d'une troupe hétéroclite, dont certains membres n'hésitent pas à dénigrer ses origines hollandaises. Ce procédé rappelle immédiatement celui du roman d'apprentissage, puisque l'on suit le jeune homme au travers d'une série d'épreuves qui vont contribuer à forger son caractère, le forçant à reconsidérer sa vision du monde.

     Il va ainsi connaître l'épreuve du feu, le chaos des combats désordonnés : batailles rangées contre un ennemi en surnombre. La colère engendrée par l'injustice, notamment les exactions des Jayhawkers abolitionnistes, s'avère source de nouvelles injustices. Et peu-à-peu, le deuil de ses compagnons accompagne celui de ses idéaux. Car, la lutte menée par ses compagnons d'armes se mue en pillages, en assassinats et en actes de vengeance servant d'exutoire à une violence injustifiable. On pend les prisonniers, on décapite les cadavres, on s'entretue entre voisins, entre parents, on emprisonne les femmes et les enfants dans un bâtiment, dont on a pris soin d'affaiblir les murs auparavant afin de provoquer son effondrement. Un lent et inexorable glissement dans la barbarie culminant avec le sac de la ville de Lawrence, organisé par le tristement célèbre William Quantrill.

 

     Au final, sans atteindre les sommets de ses romans noirs, Daniel Woodrell dresse avec Chevauchée avec le diable un tableau accablant de la déshumanisation provoquée par la guerre, en particulier lorsque celle-ci est civile. Dans ce contexte, seules des convictions fermement enracinées garantissent le salut et une possible rédemption.

 

 

     Additif : Suite à cette lecture, j'ai visionné par curiosité l'adaptation d'Ang Lee. Mauvaise pioche. La réalisation académique, le propos lisse et très propre sur lui, et un jeu d'acteur particulièrement fade ont provoqué mon assoupissement. Histoire d'oublier très vite ce machin, je crois que je vais me rabattre sur Black Flag de Valerio Evangelisti.

 

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Chevauchée avec le diable (Woe to live On, 1987) de Daniel Woodrell – Édition Payot, collection Rivages/noir (réédition traduit de l'anglais [États-Unis] par Dominique Mainard)

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26 septembre 2011 1 26 /09 /septembre /2011 18:35

« L'alerte fut donnée à 13 h 02 précises. Le directeur de la police en personne téléphona au poste du seizième district et, quatre-vingt-dix secondes plus tard, les sonneries retentirent dans les salles et les bureaux du rez-de-chaussée. Elles vibraient encore lorsque le commissaire Jensen descendit. C'était un officier de police d'âge moyen, de corpulence ordinaire, au visage lisse et inexpressif. »

 

     Dévoué serviteur de l'État, le commissaire Jensen travaille au seizième district. Son quotidien n'est guère palpitant. Tout les matins, il quitte son appartement et emprunte l'autoroute encombrée par la circulation pour rejoindre son bureau. Tout les matins, il croise les poivrots arrêtés pendant la nuit, que l'on met dehors, afin de pouvoir nettoyer les cellules de dégrisement maculées de vomissures et de pisse. Parfois, il croise un cadavre, empaqueté dans sa housse. La routine, l'alcoolisme étant devenu avec les suicides et la dénatalité, un fléau social.

 

« La lettre arriva au courrier du matin. Jensen s'était levé tôt. Il avait préparé sa valise et se tenait déjà dans l'entrée, avec son chapeau et son pardessus, quand il entendit le claquement de la boîte aux lettres. Il se pencha pour ramasser l'enveloppe. Quand il se redressa, il sentit une vive douleur au diaphragme, du côté droit, comme si une perceuse avait tourné à grande vitesse dans ses entrailles. Il était tellement habitué à la douleur qu'il ne s'en soucia pas. »

 

     Jensen va mourir. À moins qu'une opération de la dernière chance ne lui sauve la vie. Pour cela, il doit quitter son pays, migrer à l'étranger le temps de la convalescence. À son habitude, il agit sans état d'âme, fait sa valise et prend l'avion, abandonnant le service. Il ne sait pas si ce départ sera temporaire ou définitif.

 

Meurtre31.jpg     Parallèlement au projet Le roman du crime développé avec sa compagne Maj Sjöwall, Per Wahlöö poursuit une carrière en solo. Auteur de quelques romans très politiques, à la limite du pamphlet, activité qui lui vaudra d'être expulsé de l'Espagne franquiste, il fait paraître, entre 1964 et 1968, un diptyque prenant pour personnage un enquêteur guère loquace : le commissaire Peter Jensen.

     Méthodique jusqu'à l'excès, tenace, Jensen est un laborieux. Armé de son bloc-note et d'un crayon, il se fait fort d'élucider les dossiers obscurs dont on le charge, poussant ses investigations jusqu'à leur terme, quitte à déplaire aux autorités.

     Sans esbroufe, ni pression violente sur les suspects, ni passion non plus, à un train de sénateur pour ainsi dire, Jensen interroge, dévoile les non-dits et fait émerger la vision d'un futur puisant ses racines dans la social-démocratie des années 1960. Car Meurtre au 31e étage et Arche d'acier ne sont pas que des romans policiers. L'enquête y sert surtout de prétexte pour élaborer une anticipation, support d'un discours très critique dont certains aspects semblent désormais prémonitoires.

 

     L'anticipation développée par Per Wahlöö lorgne nettement en direction de la dystopie. Il s'agit d'amplifier les dérives dont il perçoit les germes dans les années 1960. L'essor effréné de l'automobile individuelle, source de pollution et de surconsommation de l'espace au détriment des autres usagers. L'architecture urbaine rationnelle, conçue pour uniformiser l'espace afin de gommer les tensions, mais qui aboutit à tuer la sociabilité et les solidarités. La concentration des médias entre les mains de grands groupes capitalistes, ici poussée à l'extrême puisqu'une seule entreprise détient plus de 400 titres de presse. Une offre d'information stéréotypée, évitant d'aborder les sujets d'inquiétude ou de stress. La fusion de tous les partis politiques et de tous les syndicats en un large consensus (l'Entente) privilégiant un discours lénifiant axée sur la rentabilité, le bien être, les loisirs et la sécurité, ce qui contribue à nourrir l'abstentionnisme. L'usage de la drogue (on pense au LSD) pour contrôler la population.

     Bref, le futur imaginé par Per Wahlöö a toutes les apparences d'un cauchemar aseptisé que l'on croirait issu du programme du PS.

 

     Certes, on ne manquera pas de rétorquer à bon droit que certains aspects de cette dystopie sont désormais datés (contexte de guerre froide), que Per Wahlöö n'a pas pressenti la mondialisation, l'effondrement du communisme, le terrorisme islamiste, l'instrumentalisation des émotions pour justifier un discours sécuritaire et liberticide. Toutefois, on ne peut s'empêcher de trouver juste sa vision des tendances monopolistiques du capitalisme et de la conversion de la social-démocratie au social-libéralisme.

 

     Au final, le dyptique écrit par Per Wahlöö s'avère une réflexion salutaire et lucide, comme en témoigne l'ambigueté de l'ultime dialogue de Arche d'acier.

 

« Alors maintenant, vous allez socialiser notre société ?

Ça, vous pouvez en être sûr, Jensen. Et ce ne sera pas facile. Nous n'allons pas agir en toute innocence, nous. »

 

 

         

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Meurtre au 31e étage [Mord pa 31 : a Vaningen, 1964] de Per Wahlöö – Réédition Payot, collection Rivages/Noir, 2010 (roman traduit du suédois par Philippe Bouquet et Jöelle Sanchez)


Arche d'acier [Stalspranget, 1968] de Per Wahlöö – Réédition Payot, collection Rivages/Noir, 2010 (roman traduit du suédois par Joëlle Sanchez)

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17 septembre 2011 6 17 /09 /septembre /2011 09:58

     Suède. Lors d'une opération de dragage, on remonte le cadavre d'une inconnue. Nue, avec des traces de strangulation autour du cou, la jeune femme semble avoir subie également des violences sexuelles. Des constatations confirmée par l'autopsie. La presse s'empare aussitôt de l'affaire qui fait rapidement les gros titres. Un tel crime n'est pas courant en Suède, pays réputé pour son calme et le caractère débonnaire de ses habitants. Une impression trompeuse...

     En collaboration avec la police locale, la brigade criminelle de Stockholm récupère l'enquête. Les indices sont minces, mais pour l'équipe de Martin Beck, patience et opiniâtreté ne sont pas de vains mots.

 

     Régulièrement, j'aime étoffer ma culture personnelle en retournant aux fondamentaux. L'exercice me paraît nécessaire, pour ne pas dire essentiel, lorsque l'on souhaite avoir un regard transversal sur un genre et lorsque l'on cherche à en jauger l'évolution, les continuités ou les ruptures.

     Roman à quatre mains, Roseanna est un texte fondateur de la littérature policière scandinave. Il introduit une rupture dans la tradition du roman à l'anglaise, jusque-là pratiquée dans ces contrées, et fonde le polar à la scandinave. Avant même Stieg Larsson, Arnaldur Indridason, et n'importe quel autre auteur nordique squattant les têtes de gondoles, Per Wahlöö et M. Sjöwall fixent sur le papier un type particulier de récit policier, se donnant pour but, au-delà de la simple enquête, de dévoiler la réalité sociale de leur pays : le prétendu « paradis suédois ».

     Couple à la ville, Wahlöö et Sjöwall partagent en effet la même vision de leur société. Leur projet se veut politique et contestataire. Il aboutit à la parution de dix titres entre 1965 et 1975 formant un ensemble appelé Le roman d'un crime.

 

     Mais venons-en à mon ressenti sur Roseanna. Je dois confesser avoir rencontré quelques difficultés au début. La faute à la lenteur, au caractère banal, finalement très prosaïque, des journée de Martin Beck et de ses coéquipiers. Loin des génies de la logique ou des enquêteurs surhumains, capables de résoudre un crime tout en sprintant sous les tirs, Beck se révèle un parfait monsieur tout le monde. Une vie de couple à l'étiage, des relations familiales aussi plates que l'encéphalogramme d'une limande et des douleurs pour seule compagnie. Pas très palpitant tout cela...

     Patient, méticuleux, entouré d'une équipe dévouée au service et à sa personne, un peu à la manière des flics du 87e district de Ed McBain aux dires des connaisseurs, Beck fait office de révélateur, témoignant de l'état de la société suédoise, de ses mœurs et de ses rapports sociaux. Du polar à niveau d'homme en quelque sorte.

 

     Ainsi peu à peu, je me suis attaché au personnage de Beck, me prenant au jeu de son enquête. Et le moins que l'on puisse, c'est que l'on est gâté. Durant près de six mois, tout y passe : interrogatoire, filature, coopération internationale, piège tendu au criminel. Le tout baigné dans une atmosphère grisâtre, très datée – années 1960 obligent –, avec cabines téléphoniques, mini-magnétophones, véhicules à l'avenant.

 

     Au final, je suis bien content de cette découverte. M'est avis que je lirai d'autres titres du Roman d'un crime dans pas longtemps.

PS : En vadrouillant sur le web, j'ai découvert que Roseanna avait fait l'objet d'une adaptation cinématographique en 1993. Un film réalisé par Daniel Alfredson. Le DVD est disponible uniquement en Scandinavie. Avis aux amateurs

 

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Roseanna [Roseanna, 1965] de Per Wahlöö et M. Sjöwall – Réédition Payot, collection Rivages/Noir, 2008 (roman traduit de l'anglais par Michel Deutsch, édition revue à partir de l'original suédois)

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10 septembre 2011 6 10 /09 /septembre /2011 08:23

     Si haut que l'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul.

 

     Telle semble être la philosophie de vie dispensée dans Bienvenue à Oakland. Des intentions que Eric Miles Williamson ne partage peut-être pas avec l'auteur de ces lignes. Peu importe, la lecture de son roman m'a fait cette impression. Et c'est la seule chose qui compte.

 

« Y a rien de plus beau que la volonté de vivre lorsqu'on baigne dans le désespoir absolu. L'espoir, c'est pour les connards. Il n'y a que les grandes âmes pour comprendre la beauté du désespoir. »

 

     Déclaration d'amour bordélique, dans le genre je t'aime moi non plus, chronique sociale en vrac, diatribe ordurière – tout le monde en prenant pour son grade –, lettre de menace, on hésite à qualifier Bienvenue à Oakland. Aussi doit-on se résoudre à le considérer comme un putain de coup de pompe au derche.

     Et ça fait du bien.

 

     Oakland. Toponyme de carte postale, situé de l'autre côté de la baie de San Francisco, autant dire l'envers du rêve américain. Un chancre purulent, noyé dans la grisaille, poussé là, tel un effet secondaire provoqué par les remèdes de cheval imposés par le capitalisme. Car s'il y a bien un lieu où la lutte des classes a encore une signification, c'est à cet endroit.

     Oakland. Sa trame urbaine oscillant entre friche délabrée, dépotoir, ghettos ethniques et bars crasseux. Des havres de tranquillité où il fait bon écluser quelques bières en compagnie de ses potes, après une journée éreintante. Des lieux où l'on aime s'invectiver et débiter des saloperies sur l'épouse d'untel, la coche, partie baiser ailleurs parce qu'il ne rentrait pas à l'heure.

     Oakland. Un melting pot de prolos, Blancs et Noirs, des trognes travaillées au marteau-piqueur, des types au tempérament trempé dans le béton du chantier où ils s'empoisonnent. Appelez-les comme vous voulez. Quart-monde, working poor, white trash. Une autre Amérique se dévoile, bien loin de l'univers de verre et d'acier des golden boys, du carton pâte du cinéma et des banlieues proprettes aux jardins bien rangés. Ici, on trime pour survivre et l'on finit par en mourir.

     Entre Irlandais, Philippins, Mexicains, Scandinaves, Italiens, Blancs et Noirs, on se côtoie mais on ne se fréquente pas forcément. On se respecte, en entretenant les préjugés racistes autour d'un verre. Même si la dèche prévaut, même si on sue sang et eau, il règne entre tous ces gens comme une décence commune que ne renierait sans doute pas George Orwell. Une fierté de sa condition. Un soupçon de dignité.

 

     Le narrateur de Bienvenue à Oakland, T-Bird Murphy, l'alter-ego de Eric Miles Williamson, n'a jamais vraiment quitté sa condition de prolo. S'improvisant écrivain, il nous raconte SA ville, SON quartier et SA vie. SES potes, mais aussi les enculés qu'il a pu croiser, tous figurent dans SON roman. Sous un autre nom, une identité fictive, un avatar littéraire. T-Bird n'hésite jamais à les consulter, à leur demander leur avis, même s'il sait qu'ils ne le liront jamais, ce roman. Ça, c'est pour les tapettes des beaux quartiers et les autres libéraux, bien au chaud dans leurs chaussures de marque.

 

     T-Bird/Eric Miles Williamson s'adresse à eux, à nous, lecteur lambda vautré dans notre confort bourgeois. On est insulté, secoué, malmené tout au long du roman. Et Bienvenue à Oakland nous cueille, là, au creux de l'estomac, d'un uppercut rageur.

 

« Ce dont on a besoin, c'est d'une littérature imparfaite, d'une littérature qui ne tente pas de donner de l'ordre au chaos de l'existence, mais qui, au lieu de cela, essaie de représenter ce chaos en se servant du chaos, une littérature qui hurle à l'anarchie, apporte de l'anarchie, qui encourage, nourrit et révèle la folie qu'est véritablement l'existence quand nos parents ne nous ont pas légué de compte épargne, quand on n'a pas d'assurance retraite, quand les jugements de divorce rétament le pauvre couillon qui n'avait pas de quoi payer une bonne équipe d'avocats, une littérature qui dévoile la vie de ceux qui se font écrabouiller et détruire, ceux qui sont vraiment désespérés et, par conséquent, vraiment vivants, en harmonie avec le monde, les nerfs à vif et à deux doigts de péter un câble, comme ces transformateurs électriques sur lesquels on pisse dans la nuit noire d'Oakland. »

 

ps : On peut retrouver une autre tranche de vie de T-Bird dans Gris-Oakland, paru précédemment chez Gallimard/La noire. Par ailleurs, Eric Miles Williamson est l'auteur de Noir béton.

 

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Bienvenue à Oakland (Welcome to Oakland, 2009) – Eric Miles Williamson – Éditions Fayard, 2011 (roman inédit traduit de l'anglais [États-Unis] par Alexandre Thiltges)

 

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21 juillet 2011 4 21 /07 /juillet /2011 15:25

     Rupture de ma pause estivale. La faute à un roman suffisamment bouleversant (je suis une petite nature, je sais) pour que j'en fasse part ici-même.

     Paru il y a quelques années dans la collection dirigée par Gilles Dumay chez Denoël, Un amour d'outremonde ne paie pas de mine. Illustration de couverture dans des tons bleutés tirant sur le violet, où on distingue un dessous de pont encombré d'un bric à brac bon à jeter. Bandeau rouge tape-à-l'œil figurant une accroche putassière, je cite : Kurt Cobain, body-snatchers, sex, drugs & rock'n'roll. Pas vraiment de quoi céder à la compulsion. Et pourtant... Le roman de Tommaso Pincio, le Thomas Pynchon transalpin, mérite bien plus qu'un froncement de sourcil.

 

     Œuvre ambitieuse, décalée, oscillant sans cesse entre le drame – ce qu'elle est au final – et la comédie – dans le genre douce dinguerie –, Un amour d'outremonde revisite un mythe moderne : celui de Kurt Cobain. Un peu à la manière de Michele Mari – on va finir par croire que les auteurs italiens aiment batifoler avec la culture de masse et ses hérauts –, Tommaso Pincio nous raconte de l'intérieur, l'enfance, les errements de l'adolescence, puis la mort du chanteur de Nirvana. Peu de faits en rapport avec sa carrière musicale. Tout au plus, trouve-t-on quelques dates, quelques allusions à des tournées et à des albums, mais pas davantage. La réalité officielle des événements n'intéresse pas Tommaso Pincio, pas plus que la divulgation des secrets d'alcôve. L'auteur italien leur préfère la fantasia de l'imaginaire et les fulgurances poétiques.

 

« Dans ce roman, les personnes, les événements et les lieux ne correspondent en aucun cas à des personnes et à des événements du monde réel. La vérité biographique n'existe pas, et même si elle existait, nous ne saurions qu'en faire. »

 

     À bien des égards, on pourrait surnommer le livre de Tommaso Pincio dans la tête de Kurt Cobain, tant le chanteur de Nirvana, auquel le roman est dédicacé, hante ses pages. Une présence éthérée, même s'il intervient en chair et en os au cours de l'histoire. L'intrigue est d'ailleurs assez difficilement racontable, Homer B. Alienson, son narrateur, contribuant à en flouter les contours. Confession intime, délire de drogué ou banale affabulation d'un solitaire névrosé, on hésite à qualifier son propos.

     Homer nous dévoile son enfance, balloté entre père et mère, sa passion pour les jouets de science-fiction, dont il tire un revenu arrivé à l'âge adulte, en les revendant à d'autres inadaptés sociaux. Il nous confie ses névroses, en particulier sa peur panique de devenir différent, remplacé par un extra-terrestre pendant son sommeil, une frayeur provoquant une insomnie de dix-huit années. Il nous fait part enfin de sa rencontre avec Kurt, sous un pont pendant la nuit, prélude à une longue amitié, et à un « arrangement » avec la vie destructeur.

     Et peu à peu, les trajectoires de Homer Boda Alienson et de Kurt Cobain se fondent dans un même destin. On s'interroge. Est-ce Boda qui parle ou Kurt ? Boda est-il réel ? Confus, on avance des hypothèses. On spécule. Peine perdue. Mieux vaut se laisser porter.

 

     Au-delà des réponses à ces questions, Un amour d'outremonde dresse le portrait douloureux d'un inadapté social, un écorché vif, en quête d'amour. Une communion réciproque, totale, sans aucune arrière-pensée. On est immergé dans son esprit, dans ses obsessions et ses addictions. Sur ce dernier point, à l'instar de Substance mort de Philip K. Dick, le roman de Pincio décrit de manière bien plus convaincante que bon nombre de campagnes contre la drogue, les méfaits des substances stupéfiantes.

 

     Mais surtout, on est troublé par l'acuité du style de l'auteur, par le regard de Boda/Kurt sur le monde, empreint de détresse, d'absolu et de folie.

     Bref, on reste longtemps hanté par ce roman qui, une fois la dernière page tournée, nous laisse épuisé, entre éblouissement et tristesse. Et même si rien n'est vraiment réel, Un amour d'outremonde apparaît comme bien plus authentique et sincère que bon nombre d'ouvrages documentés consacrés à Kurt Cobain et au mouvement grunge.

 

Ps : On peut lire en français deux autres romans de Tommaso Pincio. L'un est disponible chez Folio/SF (Le silence de l'espace), l'autre vient de paraître aux éditions Asphalte (Cinacitta - mémoire de mon crime atroce).

 

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Un amour d'outremonde (Un amor dell'atro mondo, 2002) de Tommaso Pincio – Éditions Denoël, collection Lunes d'Encre, 2003 (Roman inédit traduit de l'italien par Eric Vial)

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