« Les genres littéraires se redéfinissent par de multiples écritures et réécritures. Poussés jusqu'à leur extrêmes ils en arrivent à faire exploser leurs propres limites. »
Je ne vois rien de mieux à dire, du moins rien de plus pertinent, que cette accroche due à la plume de Paco Ignacio Taibo II. En effet, Iode de Juan Hernandez Luna s'inscrit pleinement dans cette volonté de tordre le cadre du roman noir afin de dépasser le procédé de la chronique policière.
Loin du miroir aux alouettes de la reconnaissance bourgeoise, l'auteur hispano-mexicain a bien raison de souligner d'entrée de jeu que le polar est avant tout amoral, c'est-à-dire dépourvu de toute volonté d'édifier ou de rassurer. Il se contente de révéler l'absurdité de la condition humaine dans ce qu'elle a de plus généreux comme de plus méprisable.
« Il fait nuit.
Comme un démon de pluie et de sel, comme un éclair de boue et d'abîme, la rue laisse voir son arrête décharnée.
C'est une rue longue et sinueuse.
La rue principale du quartier.
Mon ombre glisse, lentement, entre des maisons perdues, dans l'immensité humide et silencieuse. »
Court roman de 130 pages à peine, au titre faussement maritime, Iode raconte l'histoire apparemment simple d'un jeune homme (son âge reste indéterminé comme son prénom). Albinos et attardé de naissance, il vit dans un quartier de Puebla, bouleversé par des travaux de démolition interminables, en y subissant au mieux la vindicte des passants, au pire l'exploitation de voisins prêts à abuser de son « innocence ».
Partagé entre une mère sur-protectrice (elle est également un peu sorcière, un peu sainte et un peu pute) et sa passion pour les coquillages, les vers de terre (laissés à se dessécher dans des bocaux) et les horaires des autocars, il devient par nécessité le narrateur de son existence cabossée. Ainsi, on se prend d'affection pour ce pauvre hère que la nature et les circonstances n'ont pas gâtées.
Et puis, à l'instar de Londres Express de Peter Loughram, on découvre la monstruosité du jeune homme, dévoilée par touches progressives, et là, les choses deviennent tout d'un coup moins limpides. Les manies et pulsions jalonnant ses longues journées de désœuvrement apparaissent désormais comme des manifestations beaucoup plus inquiétantes de sa folie. Tueur compulsif, violeur occasionnel, il vit dans un délire permanent, ponctué toutefois de quelques éclairs de lucidité, un délire qui vient fausser la perception que l'on se fait du quartier, des relations avec sa mère et avec le voisinage. Extrêmement intelligent, il commet pourtant des erreurs grossières, de celles pouvant conduire directement à l'échafaud. Il jouit heureusement d'une sorte de protection miraculeuse, conférée par les signes magiques tracés par sa mère sur tout son corps. Faut-il y croire ? Peu importe, il passe entre les mailles du filet tendu par la police avec une insolente impunité.
Pour autant, Iode n'est pas que la description délirante d'un fou dangereux. Derrière la psychose affleure une réalité sociale très noire. Corruption, violence, misère, bêtise, malveillance dessinent un Mexique loin des clichés véhiculés par les mariachis? A vrai dire, on se situe davantage du côté des corridos chantés dans les cantinas. Ainsi, la violence sauvage, spontanée et imprévisible du jeune homme ne fait que répondre à celle beaucoup plus ordinaire et organisée de la société.
Bref, poussé à l'extrême par une écriture fascinante et par un sujet inquiétant, Iode de Juan Hernandez Luna fait exploser les limites du roman noir. Une détonation qui en appelle d'autres.
Iode de Juan Hernandez Luna (Iodo, 1999) – Éditions l'atinoir, janvier 2009 (roman traduit du mexicain par Jacques Aubergy)