Petit article. Rien de bien nouveau, juste une redondance supplémentaire sur le Web. Mais K.W. JETER vaut bien cela.
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Los Angeles.
David Braemer, illustrateur raté, essaie tant bien que mal de recoller les morceaux d’une vie en lambeaux. Pour y réussir, il peut compter sur sa nouvelle amie Sarah et sur son patron Rawling. Et puis, il ne doit pas flancher car sa fille Dee compte sur lui. Il lui doit bien cela compte tenu du drame traumatisant qu’elle a vécue jadis avec sa mère, drame dont il a appris, bien après coup, le déroulement exact.
Pourtant cette mère existe encore. Elle vit désormais chez sa sœur et son beau-frère dans une maison d’un lotissement laissé à l’abandon. Les relations n’ont jamais été au beau fixe entre David et cette femme dont il a divorcé. D’ailleurs des relations, il n’y en a plus depuis que Renee est plongé dans le coma. Peu importe, ceci ne l’empêche pas de continuer à bénéficier du droit de garde de sa fille dans la semaine, droit dont profite seulement Carol sa sœur, qui veille à son chevet au premier étage de la maison.
Les choses sont donc compliquées et, à vrai dire, David n’a jamais eu vraiment le courage de les simplifier. Il n’a jamais envisagé sérieusement de rompre définitivement les ponts avec sa belle-famille et de revendiquer la garde complète de sa fille pour la soustraire à l’ambiance mortifère qui règne à leur domicile. Par sympathie pour Carol ? Par peur de la réaction de Dee ? Les raisons ne sont pas claires dans son esprit. Mais peut-être a-t-il eu tort de sous-évaluer le traumatisme psychologique subit par sa fille. Depuis quelque temps, Sarah et lui-même ont constaté, qu’elle semble fréquemment devenir autre. Sur son visage se superposent des expressions qui ne lui ressemblent pas. Et puis, il y a ce couteau retrouvé un matin planté dans le mur de la cuisine.
Est-ce un embryon naissant de schizophrénie ?
Ou autre chose de plus inquiétant encore ?
Je ne suis pas un, je suis deux, je ne suis pas un je suis deux, je ne suis pas un je suis deux, je veux sortir maintenant, je veux sortir maintenant, je veux sortir maintenant maintenant maintenant maintenant maintenant maintenant…
Nous devons saigner, paroles de Barby Crash (1958-80)
Entamer la lecture d’un roman de K. W. Jeter, c’est en quelque sorte laisser aux vestiaires toute illusion quant à la bonté inébranlable du monde et de ses locataires homo sapiens. C’est mettre des lunettes noires pour accentuer la noirceur des angles morts du quotidien et le moins que l’on puisse dire, c’est que le quotidien californien de K. W. Jeter regorge de recoins peu ragoûtants, de plaies suppurantes et d’entailles mal cicatrisées. C’est un univers viscéral, olfactif et sonore où le toucher est forcément visqueux.
Les âmes dévorées ne déroge pas à cette manière d’écrire. Ce roman prend le prétexte du fantastique – la possession et la perte d’identité qui en découle – pour plonger le lecteur dans un univers banal, celui d’une famille décomposée et quelque peu désorientée par un drame intime. Les êtres brisés, qui composent cette famille, errent tous sur le fil d’une réalité sordide qui les hante et, peu à peu, s’impose à eux. La folie évidemment les guette mais c’est une folie qui n’est pas ouvertement surnaturelle. Au contraire, on peut la rencontrer au détour d’une rue ou plus simplement dans son voisinage et, pour cette raison, elle est plus effrayante que toutes les manifestations ectoplasmiques générées par l’imaginaire. C’est une horreur ordinaire à peine déformée par le prisme du fantastique qui finalement ne sert que de révélateur à celle-ci.
L’ambiance, au fil du récit, devient étouffante. Elle pèse comme un lourd couvercle contenant avec peine une tension croissante issue du brouet peu ragoûtant des rancoeurs ressassées, des non-dits et de la peur. En un crescendo lent et inexorable ponctué d’éclats de violence brute, K. W. Jeter entretient jusqu’au bout le malaise d’un cauchemar éveillé, à peine éclairé par une timide lueur d’optimisme.
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« Les âmes dévorées »
[« Soul eater », 1983]
K. W. Jeter
J’ai Lu, 1987